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doute, ils sont loin d’être épuisés, et après tout ce qui a été fait, il reste encore plus à faire. Est-ce enfin le public qui se détourne affairé et distrait, qui se montre rebelle et refuse de suivre les inventeurs ? Le public s’est prodigieusement étendu, il grossit tous les jours, et on ne peut certes point lui reprocher d’être difficile : il est prêt à dévorer tout ce qu’on lui donne : il a de surprenantes avidités de jeune géant que les plus actives machines de production ne satisfont pas ou ne lassent pas tout au moins.

Ainsi rien ne manque en apparence, et cependant on ne peut pas dire que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes littéraires. Il est vrai, le public existe, immense et avide ; mais ce public n’est plus ce qu’on appelait autrefois de ce nom. Il est trop mêlé pour que le goût soit sa qualité prédominante. Il va droit à ce qui flatte ou irrite ses curiosités grossières, les vices, les faiblesses, les instincts subalternes, les besoins superficiels de lecture. Dès qu’on le prend par certains côtés, il ne résiste pas. Si on l’étonné en le promenant à travers toute sorte d’inepties, il s’émerveille devant un tel effort d’imagination ; si on lui montre des vulgarités passablement arrangées, il trouve que c’est le dernier mot de l’art ; il s’extasie devant ce naturel qui n’est le plus souvent qu’une grossièreté. Il fait irruption dans la vie intellectuelle avec toutes ses préoccupations équivoques, au lieu de s’élever graduellement à la conception des choses de l’art. Il aurait besoin d’une direction, il ne la trouve pas, il ne la sent pas, et il se jette indifféremment sur tout ce qui s’offre à lui ; il ne fait qu’une bouchée des plus détestables niaiseries qui arrivent à de fabuleux succès d’un jour. Le talent existe aussi, il est vrai ; mais le talent, trouvant le public disposé d’une certaine façon, s’occupe fort peu de le diriger, et le sert comme il veut être servi. De cette société qui s’offre à son observation, à son inspiration, il ne prend que les petits côtés, les choses grossières, les impudences, les hontes inavouées : il fait des tableaux de mœurs ! il emporte un succès ! Entre le public et un certain ordre d’écrivains, il y a ainsi un bizarre échange d’influences allant aboutir à quelque chose qui est tout juste à la vraie littérature ce que telle chanteuse équivoque est à Mme Malibran ou à Mme Patti. C’est la petite littérature, c’est le petit roman, fort en vogue aujourd’hui, et qui n’en vaut pas mieux. Et ce qui est un signe du temps, c’est qu’il n’est pas sans exemple que des gens du bel air n’aident à cette vogue en se délectant de ces merveilles, sauf à cacher le livre, si par hasard quelqu’un survient.

Ce qui n’est pas moins curieux, c’est que les étrangers, nous prenant au mot sur le bruit que nous faisons ou que nous laissons faire autour de ces beaux produits de l’imagination contemporaine, sur ces succès venus on ne sait d’où, finissent par y voir la littérature de la France telle qu’elle est aujourd’hui. Ces braves étrangers du nord et du midi, qui ne sont pas sans avoir quelques-unes de nos maladies, qui ont de plus celle de vouloir nous ressembler dans ce que nous avons de moins bon, surtout dans nos légèretés, tiennent à se mettre d’esprit et d’habillement à la dernière mode de