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sans contredit, à une négociation vaine : elle était prête à toute action sérieuse. — Du reste, depuis cette réponse de M. Drouyn de Lhuys, l’Angleterre avait pris une attitude plus digne dans la cause polonaise : elle avait conçu le projet d’une déclaration de déchéance, projet auquel le cabinet des Tuileries s’était empressé d’adhérer, et que celui de Vienne n’aurait point repoussé, si on lui avait accordé des garanties contre la Russie. Et c’est dans un pareil moment que lord Russell renonçait au concours possible de l’Autriche pour ne pas prendre d’obligations ; il renonçait à un concours qui serait peut-être devenu le salut de la Pologne, qui aurait certainement préservé le Danemark de toute atteinte ! Une politique large et généreuse aurait saisi l’occasion unique d’intéresser le gouvernement autrichien à la fortune de la Pologne et de le détacher de celle du Slesvig-Holstein ; une politique beaucoup plus étroite, mais encore sensée et clairvoyante, aurait du moins maintenu à tout prix l’accord avec la France et laissé se démener M. de Bismark, que l’Autriche se serait bien gardée alors de suivre. Malheureusement l’ineptie des ministres britanniques à ce moment ne fut égalée que par leur extrême pusillanimité, et ils crurent simplifier la situation en faisant abandon complet d’une des deux questions. Ils ne se doutaient pas qu’une pareille faiblesse ne ferait qu’enhardir M. de Bismark dans ses vues sur le Danemark et l’amener bientôt à déchirer précisément ce traité de Londres qu’ils s’imaginaient pouvoir sauver en sacrifiant la Pologne ; ils ne prévoyaient pas qu’une défection si inexcusable achèverait d’aigrir la France et de la rendre inaccessible à toute sollicitation d’une nouvelle campagne diplomatique à faire de concert avec la Grande-Bretagne. Ils plièrent devant les menaces du Cabinet de Berlin, et donnèrent au monde un spectacle comme il n’en avait plus vu depuis le fameux coup de télégraphe par lequel M. de Manteuffel annonça jadis, en 1850, au prince Schwarzenberg son départ effaré pour Olmutz. Lord Russell retira sa note déclarant le tsar déchu de sa souveraineté en Pologne, et la remplaça, le 20 octobre, par une courte dépêche à l’adresse du prince Gortchakov, qui disait textuellement : « Le gouvernement de sa majesté n’a pas le désir de prolonger la correspondance au sujet de la Pologne pour le simple plaisir de la controverse. Le gouvernement de sa majesté reçoit avec satisfaction l’assurance que l’empereur de Russie continue à être animé d’intentions pleines de bienveillance vis-à-vis de la Pologne et de conciliation vis-à-vis des puissances étrangères[1]. »

  1. Toutes ces vicissitudes du projet annoncé à Blairgowrie et de la dépêche d’abord expédiée pour Saint-Pétersbourg, puis précipitamment retirée, ont été le sujet d’une fort curieuse conversation entre M. Hennessy et lord Palmerston dans la séance de la chambre des communes du 13 février 1864. L’interpellation de l’honorable membre était conçue, ainsi que la réponse du ministre, en termes d’une obscurité calculée, et l’incident n’a pas eu de suite, M. Hennessy n’ayant pas voulu ou pu produire la dépêche supprimée, bien qu’au dire des initiés il en eût la copie exacte dans sa poche. Voici cependant, d’après le Moniteur, les principaux passages de ce débat très caractéristique :
    M. Hennessy. — « J’ai demandé hier au gouvernement si les papiers sur la Pologne promis par le ministre des affaires étrangères contiennent une certaine dépêche à laquelle une grande importance est attachée à Berlin. Cette dépêche est relative à la question danoise (sic) ; elle a été envoyée dans l’automne par le comte Russell au prince Gortchakov, redemandée par le télégraphe, puis changée et renvoyée. Lorsque cette dépêche est arrivée, il paraît que M. de Bismark et M. de Rechberg avaient appelé l’attention sur la déclaration faite par lord Russell dans son discours à Blairgowrie, où il a dit que la Russie n’avait plus droit sur la Pologne, parce qu’elle ne s’était pas conformée au traité de Vienne, et que les puissances allemandes déclarent aujourd’hui qu’elles appliquent la même doctrine pour le Danemark, que le traité de Londres n’a pas été exécuté par le Danemark, et que par conséquent le traité de Londres est nul. Le gouvernement veut-il produire la dépêche originale envoyée du foreign-office avec la sanction de la reine, signée par le secrétaire d’état, et qui ensuite a été changée et retirée ?
    « Lord Palmerston. — L’honorable gentleman désire savoir si une certaine dépêche, envoyée à l’un de nos ministres à l’étranger, avait été modifiée par ordre du secrétaire d’état avant d’être remise au gouvernement étranger à qui elle était destinée. Il y a eu, à ma connaissance, bien des cas où, après avoir étudié de nouveau la question, l’on a jugé convenable de faire quelque changement à une dépêche adressée à l’un de nos ministres et destinée à être communiquée à un gouvernement étranger. Il serait, ainsi que le verra l’honorable gentleman, excessivement inconvenant de communiquer au parlement ce qui n’a pas été un acte bien réfléchi du gouvernement britannique. L’honorable gentleman pourrait tout aussi bien demander la production des dépêches avant qu’elles eussent été dûment préparées par le secrétaire d’état. La chambre a le droit de réclamer la communication qui a été réellement faite au gouvernement intéressé ; pour moi, je dois refuser toute espèce d’explications au sujet des changemens qui, à quelque époque que ce soit, peuvent avoir été faits aux dépêches qui ont été retirées, mais qu’on destinait à d’autres gouvernemens… »