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bien du temps. Ce dogme, naïf en apparence, ira se complétant, se raffinant, et ce n’est qu’à la longue qu’il se perdra dans une contradiction essentielle. Il viendra des docteurs par exemple qui remarqueront que Satan a fait un très mauvais marché, puisque l’âme de Jésus n’est pas restée entre ses mains, ce qui reviendra à dire que Satan a été trompé par une ruse divine, et l’on ne saurait croire les étranges comparaisons, bien voisines du blasphème, que suggérera ce nouveau point de vue à de très pieux docteurs. Des papes tels que Léon le Grand et Grégoire le Grand, des pères tels qu’Ambroise, Grégoire de Nysse, Jean Damascène, l’adopteront et l’amplifieront. Plusieurs d’entre eux n’ont pas craint de comparer la croix à l’hameçon caché sous l’appât que le poisson avale, sans se douter du piége qui lui est tendu, ou bien même à une souricière où Satan s’est laissé prendre. Quand Abailard, ce premier-né de l’esprit moderne, osera porter sa critique sur ce vieux dogme de la rançon payée au diable, ce sera l’un des plus violens griefs que Bernard de Clairvaux soutiendra contre lui, et qui lui feront dire qu’on devrait « fermer à coups de bâton la bouche proférant de pareilles impiétés. »

Ce qu’on reproche le plus aux études d’histoire religieuse, c’est qu’à première vue elles tendent à justifier le scepticisme superficiel ou irréligieux qui triomphe lorsqu’il assiste au lamentable défilé des illusions humaines. De quel droit supposerions-nous que les théories dont nous sommes aujourd’hui le plus fiers ou le plus certains n’iront pas rejoindre leurs devancières dans le vaste tombeau des doctrines éteintes ? Quelle quantité prodigieuse d’intelligence, par exemple, n’a-t-il pas fallu dépenser pour constituer ces énormes systèmes gnostiques et pour les réfuter ? Que reste-t-il pourtant de cette bataille acharnée qui a duré plusieurs siècles ? Que reste-t-il des furieuses controverses qui passionnèrent le moyen âge et même des temps bien rapprochés de nous ? Et ne viendra-t-il pas un jour où l’on prendra en pitié aussi nos erreurs et nos étroitesses, nos petitesses et nos ignorances ?

Cependant cette impression pénible se dissipe après un examen plus attentif des choses. Oui, l’homme se promène au milieu de beaucoup d’apparences, mais il ne cesse de marcher vers la vérité, et c’est un progrès, négatif, si l’on veut, réel pourtant, que de savoir qu’il y avait illusion là où l’on avait cru toucher la réalité. On n’y reviendra donc plus, du moins du même côté, et c’est autant de gagné sur le nombre des erreurs possibles de l’esprit humain. Il y a plus d’ailleurs : au travers des erreurs de l’intelligence, il y a quelque chose qui reste, qui s’affermit, qui grandit : c’est la conscience humaine et son idéal. On peut trouver puériles les dissensions et les doctrines des penseurs chrétiens des premiers siècles ;