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dérer la tradition romaine comme pouvant tenir lieu de toutes les autres, et c’est à tort que des controversistes protestans ont tâché d’atténuer la portée des déclarations d’Irénée sur ce point ; mais ce qui distingue sa théorie de celles qui prévalurent plus tard, c’est qu’en fait il ne se borne pas à alléguer la tradition romaine, et qu’il invoque aussi celle des siéges orientaux, celle particulièrement de Polycarpe et de ceux qui avec lui avaient encore pu entendre les apôtres. Seulement ses souvenirs sont des plus vagues, et quand on compare les dates, on a bien de la peine à ne pas soupçonner Irénée de les avoir un peu arrangées, comme on prétend qu’il arrive à certains ministres des finances de grouper les chiffres d’un budget[1].

Irénée toutefois ne s’est pas borné à faire appel contre les gnostiques à l’autorité traditionnelle. Il a aussi sa gnose catholique à opposer à l’hérésie, et là nous retrouvons le disciple de l’école johannique d’Asie-Mineure. Au Plérôme des éons il oppose sa théorie du Verbe et du Saint-Esprit, projections distinctes et personnelles du Père, et si ce qu’il dit des fonctions spéciales du Saint-Esprit est singulièrement obscur, on ne saurait contester qu’il déploie une véritable dextérité dialectique dans la manière dont il expose la théorie du Verbe divin. On peut sans doute encore relever dans ses explications quelques incohérences sur les rapports du Père et du Fils. C’est ainsi qu’il ne s’aperçoit pas que l’expression de mains de Dieu, employée par lui pour désigner le Fils et le Saint-Esprit, est incompatible avec l’idée de leur personnalité. Au fond, ce qui explique ces incohérences, c’est qu’il lui manquait à lui comme à ses adversaires le sens clair de la personnalité, de ce qu’elle suppose, de ce qu’elle exige. On en a une preuve nouvelle dans son enseignement sur la rédemption, une de ses doctrines les plus originales et en même temps les plus empreintes de gnosticisme.

Pour lui, il n’est pas douteux que tous les hommes ont péché en

  1. Ce qui peut excuser Irénée, c’est que les traditions étaient bien peu fixées de son temps. C’est ce que prouvent avec évidence les variantes que subit dans les premiers siècles la liste des évêques romains. Elle fut dressée à une époque où l’épiscopat passait pour remonter jusqu’aux apôtres ; il fallut donc rechercher quels avaient été les presbytres les plus en renom dès l’origine pour en faire des évêques au sens moderne, et, l’appréciation variant, les listes varièrent également. Aujourd’hui la série officiellement admise procède ainsi : Pierre, — Linus, — Clément, — Clet, — Anaclet, — Évariste, — Alexandre, — Xystus, — Télesphore, — Hygin, — Plus, — Anicet, — Sôter, — Éleuthère, — Victor. Irénée au contraire dresse ainsi sa liste : Linus, — Anaclet, — Clément, — Évariste, sans autre changement pour la suite. Les Clémentines et Tertullien font commencer la liste des évêques romains par Clément. Les Constitutions apostoliques, dans le vague souvenir d’une différence de doctrine entre Pierre et Paul, font instituer Linus par Paul, et Clément par Pierre. Bien d’autres variantes existent encore.