Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/1029

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’empire universel, et, quand l’heure fut venue, il le lui envoya en effet ; mais Sagesse d’en bas lui communiqua l’esprit dès sa naissance ou lors de son baptême (c’est là un point sur lequel les valentiniens, comme les premiers chrétiens, différaient entre eux). L’homme Jésus ne fut plus alors que l’instrument visible du Sauveur invisible, qui l’avait déjà délivré de ses douleurs, et c’est ainsi que, déployant sa nature supérieure, il attira et attire toujours les hommes de l’esprit en vertu de l’affinité de nature qui existe entre eux et lui. Les hommes psychiques, ayant pour croire besoin de miracles et de prédications, ne sont convertis que par le Christ du démiurge, celui qui a souffert et qui est mort. Le gnostique au contraire n’est attiré que par la lumière spirituelle du Sauveur céleste. La fin des choses sera que Sagesse d’en bas, unie pour l’éternité au bel éon Sauveur et suivie des âmes spirituelles qui deviendront les épouses de ses anges, entrera dans la gloire du Plérôme, qui célébrera les noces éternelles. Le démiurge et ceux qui n’ont connu que lui monteront également en grade, en bonheur, sans pouvoir toutefois pénétrer dans le Plérôme, et le feu qui constitue son essence (d’après la déclaration de son prophète : « notre Dieu est un feu consumant ») embrasera, anéantira toute matière et toute méchanceté, car la matière n’est qu’une négation, le contraire de l’être, et doit rentrer dans le néant quand l’être aura atteint sa parfaite plénitude.

Il fallait bien être un peu fou pour imaginer et pour adopter un pareil système. On le devient presque en l’étudiant et en essayant de le faire comprendre ; mais il ne faut pas nier que, toute absurdité à part, il n’y eût une singulière poésie, un charme étrange dans cette théologie romantique. N’était-elle pas la bienvenue auprès des âmes mélancoliques, dont elle expliquait si dramatiquement les tristesses ? Et l’âme religieuse, qui a soif de l’infini, de la perfection, de Dieu, n’y reconnaissait-elle pas ses aspirations et ses tourmens ? Il y a quelque justice à ne pas juger des systèmes aussi idéalistes uniquement d’après la lettre et à chercher ce que les auteurs de ces subtiles conceptions ont senti et voulu dire. On trouve alors qu’il se cache plus de grandes pensées et de sentimens profonds sous ces incroyables doctrines qu’on ne s’en serait douté d’abord. Tous les penseurs sérieux qui s’en sont occupés de nos jours, à moins d’être prévenus par des préjugés ecclésiastiques, sont arrivés à cette conclusion. Le bon Neander sentait l’émotion le gagner quand il en parlait, il devenait un peu valentinien lui-même, et il fallait l’entendre diviser l’espèce humaine en spirituels ou pneumatiques, en raisonnables ou psychiques, en matériels ou hyliques.