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les âges de la vie humaine, Irénée ait sérieusement prétendu que le Christ était mort âgé de cinquante ans ? Voilà pourtant ce qu’il nous raconte gravement sur la foi des presbytres d’Asie, qui affirmaient tenir le fait de l’apôtre Jean. Qu’est-ce que cette secte des nicolaïtes à laquelle il attribue pour fondateur le diacre Nicolas de Jérusalem, sans s’apercevoir que l’auteur de l’Apocalypse, qui le premier a employé cette expression, n’a voulu désigner par là que des partisans exagérés de Paul ? Comment peut-il affirmer que l’Apocalypse a été écrite sous Domitien à la fin du ier siècle, quand des traces si visibles indiquent qu’elle a été composée dans les premiers mois qui suivirent la mort de Néron ? Sur quoi s’appuie-t-il pour prétendre que Jean, dans son évangile, a voulu réfuter Cérinthe ? Et qui ne voit que le système qu’il attribue à Simon le Magicien, dont il fait le père du gnosticisme, n’est autre au fond que celui du gnostique Valentin, qui enseigna plus d’un siècle après lui ? Toutes ces bévues historiques sont commandées par une impulsion secrète, par le désir latent de rapprocher le plus possible le temps des apôtres de celui où vit l’auteur et même d’assimiler les deux époques. Sur cette pente, Irénée se laisse aller à de curieuses contradictions. Ainsi quelque part il fait intervenir un vieux presbytre d’Asie-Mineure qu’il ne nomme pas, mais aux traditions duquel il accorde et veut qu’on accorde une très grande confiance. Ce vieux presbytre, dit-il, avait connu des gens qui avaient entendu les apôtres. Cela est déjà fort respectable ; mais ne voilà-t-il pas que, quelques pages plus loin, il en fait un disciple immédiat des apôtres eux-mêmes[1] ! Il est donc impossible d’ajouter une foi implicite aux assertions d’Irénée sur les points où les renseignemens nous manquent. Le malheur est qu’il a fait loi pendant des siècles pour les historiens de l’église, et qu’encore aujourd’hui on risque fort d’être mal mené dans certains cercles théologiques lorsqu’on révoque en doute la parfaite véracité de ses témoignages.

Ce qui contribua beaucoup à affermir sa bonne renommée comme historien, c’est l’indépendance dont il fit preuve vis-à-vis du siége romain, et qui lui a valu plus tard les sympathies chaleureuses des gallicans comme des protestans. Déjà tout porte à croire que cette lettre des chrétiens persécutés de Lyon qu’Irénée dut porter à l’évêque Eleuthère, tandis que d’autres messagers la portaient aux églises d’Asie et de Phrygie, n’était pas sans rapport avec les questions soulevées par l’hérésie montaniste. Les chrétiens de Lyon, Irénée lui-même, étaient montanisans, cela ressort de bien des détails, c’est-à-dire que leur piété avait des formes, des allures mon-

  1. Comp. IV. 27,1, et 32, 1.