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du rude vieillard cette réponse médiocrement encourageante : « Oui, je te connais, tu es le premier-né de Satan ! » Si l’on rassemble tous ces traits de la physionomie de Polycarpe, on ne pourra plus douter qu’Irénée n’ait fait, dans sa chasse à outrance de « la bête » hérétique, que suivre l’impulsion reçue du maître de sa jeunesse.

Il faut le reconnaître, l’idée-mère du premier catholicisme était grande et devait séduire beaucoup d’esprits. Elle se rattachait par une filiation non pas nécessaire, mais directe, à l’idée chrétienne de l’universalité. Chose inconnue de l’antiquité, le christianisme se présentait à l’ancien monde comme la religion non du Juif ou du Grec, mais de l’homme. Le sublime sentiment de la fraternité de tous les enfans de Dieu, qu’ils fussent Juifs, Grecs ou barbares, était éclos dans l’humanité. À l’unité matérielle, politique, brutalement imposée par la conquête romaine, à l’unité de la servitude, s’opposait l’unité de la liberté, l’unité de l’esprit, de l’amour et de l’espoir en Dieu. Plus éclairés, moins fascinés aussi par cette unité administrative qui constituait sous l’empire le beau idéal de la société humaine, les chrétiens auraient dû se contenter de cette unité invisible du sentiment intérieur, qui se serait manifestée en tout lieu, en tout temps, par l’union des cœurs, la direction des efforts communs pour le bien, la conformité des espérances. La foi au Père céleste et la direction de la vie conformément à l’esprit du Christ n’auraient-elles pas assuré au corps disséminé des chrétiens une suffisante unité qui les eût nettement distingués des Juifs et des païens, et qui, morale bien plus que dogmatique, se fût parfaitement conciliée avec de nombreuses différences rituelles, locales et théologiques ? Mais peut-être est-ce ici en raisonner à notre aise, après tant d’expériences accumulées par les siècles. L’homme possédé par une grande idée ne connaît pas de tentation plus forte que celle de lui donner une forme correspondante qui s’exprime avec éclat, au risque de mutiler, pour les y faire rentrer, les réalités qu’il faudrait le plus respecter, au risque de pétrifier dans une lettre qui le tue l’esprit qu’il s’agissait surtout de conserver. Les hommes considérables de l’église au iie siècle n’échappèrent pas à cet entraînement. Ils fondèrent en principe une orthodoxie chrétienne, laissant aux âges suivans le soin de la développer et de la fixer sur une foule de points, mais implantant pour bien des siècles l’idée que le christianisme, cette religion du cœur pur, est essentiellement une doctrine, une théologie. Peu d’erreurs ont eu sur les destinées de l’église une influence plus fâcheuse et plus prolongée.

À son origine, cette école d’Asie-Mineure, que nous appelons johannique, ne paraît pas avoir eu des vues ecclésiastiques bien ar-