Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/1011

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

préexistence des âmes en se fondant sur le manque absolu de tout souvenir d’une vie antérieure.


« Platon, dit-il, ce vieil Athénien, qui le premier introduisit cette hypothèse, ne sachant comment échapper à cette objection, proposa son breuvage d’oubli, s’imaginant par là éviter le reproche d’absurdité. Il est vrai qu’il n’en donna pas de démonstration, mais il répondit dogmatiquement aux objectans que les âmes, en arrivant dans cette vie et avant d’entrer dans les corps, buvaient la coupe d’oubli que leur présentait le génie présidant à cette entrée. Et il n’a pas vu qu’il tombait dans une autre absurdité plus grande encore, car si la coupe d’oubli, une fois bue, peut effacer de la mémoire tout ce qu’on a fait avant de la boire, comment donc, ô Platon, aujourd’hui que ton âme est dans ton corps, comment peux-tu savoir qu’avant d’y entrer elle a reçu du génie cette potion qui fait oublier ? Si tu te rappelles le génie, la coupe et l’entrée dans la vie, tu dois aussi te rappeler les autres choses ; si au contraire tu ignores celles-ci, avoue qu’il n’y a rien de vrai ni dans ton génie, ni dans ton breuvage d’oubli si habilement composé. »


Cela ne manque pas de sel. Seulement on peut déjà remarquer une certaine impuissance dans l’art de pénétrer jusqu’à l’idée cachée sous une forme figurée. Il est évident en effet que Platon ne tenait pas autrement à son breuvage d’oubli et voulait dire par là, dans sa poétique philosophie, que l’âme, par le fait même qu’elle s’incorporait, perdait le souvenir de son existence antérieure ; mais Irénée n’approfondissait guère les enseignemens qui lui déplaisaient. Il pouvait même, emporté par son zèle de controversiste, tomber dans des erreurs et, tranchons le mot, dans des niaiseries qui contrastent singulièrement avec le ton hautain qu’il prend d’habitude en face de ses adversaires. Ainsi il lui arrive souvent d’avoir à discuter la valeur des noms hébreux que les gnostiques donnaient à ces êtres divins qu’ils appelaient des éons. Eh bien ! croirait-on que, sans savoir un mot d’hébreu, Irénée se lance dans des dissertations sans fin sur le sens des noms donnés à Dieu par l’Ancien Testament, et que son moindre malheur est de passer régulièrement à côté du sens réel des mots cités ! C’est au point que M. Stieren, son grand admirateur pourtant, ne peut s’empêcher d’observer que probablement Irénée aura été la dupe de quelque cuistre (sciolus quidam) prétendant savoir l’hébreu. Cela se peut, mais aussi pourquoi s’aviser de discuter les mots d’une langue qu’on ignore, et n’y aurait-il pas de quoi répéter après Irénée une exclamation qu’il emprunte lui-même aux tragiques grecs et dont il fait suivre parfois l’expansion des doctrines malsonnantes : Iou, iou kaï pheu, pheu ! On ne se fait pas d’idée non plus des tours de force qu’il se