Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/1005

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand on pense que le grec fut à Rome, aussi bien qu’ailleurs, pendant près de trois siècles, la langue de l’église, qu’en Gaule même le christianisme fut apporté par des Grecs et prêché en grec, on serait tenté de croire que le miracle de la Pentecôte consista bien moins à faire annoncer l’Évangile dans toutes les langues de la terre qu’à soumettre toutes ces langues à la suprématie religieuse de la langue évangélique par excellence. On peut voir dans Tertullien par exemple que, même en parlant latin, les chrétiens d’Occident mettaient une sorte d’amour-propre à introduire des mots grecs dans leur langage religieux. C’était un petit pédantisme assez semblable à celui qui pousse parfois des philosophes français à semer de mots germaniques notre clair et doux idiome. On ne reculait pas même devant les difficultés de la prononciation, et Tertullien, qui aime à ridiculiser ses adversaires, se moque des efforts malheureux que faisaient les unitaires de langue latine, fort nombreux au iie siècle, pour prononcer le ch grec dans le mot monarchia (monarchie divine) qui leur servait d’étendard[1]. Pour lui, qui ne croit pas nier l’unité divine en affirmant qu’à côté de Dieu le Père il existe deux autres Dieux personnels émanés de son essence, il cherche aussi un mot grec qui ne soit pas trop difficile à prononcer, et le trouve dans l’expression d’œconomia (disposition ou plutôt distribution de l’être divin), pour lequel des équivalons latins ne lui eussent pas fait défaut, si, pour l’amour du grec, il n’avait pas mieux valu s’en passer.

Pour revenir à Lyon, la communauté chrétienne, ayant pris quelque consistance, ne tarda pas à souffrir de la malveillance populaire. On commença par chasser les chrétiens des bains et des places publiques ; puis on les hua dans les rues, on les poursuivit à coups de pierre ; enfin les autorités locales, partageant ou voulant flatter le préjugé des classes inférieures, en firent jeter un certain nombre en prison. Des rumeurs sinistres, provenant sans doute de quelqu’une de ces absurdes interprétations que le vulgaire aime toujours à donner aux rites les plus innocens d’une religion inconnue, des accusations de crimes monstrueux, atroces, commis dans les réunions chrétiennes, de soupers de Thyeste et d’unions œdipéennes, étaient répandues et accueillies avec empressement. Ce qui avait donné lieu à ces accusations étranges, c’est évidemment la Gène, où, disait-on, les chrétiens, buvant à la même coupe, mangeaient « le fils immolé. » En l’absence du gouverneur, les prisonniers furent conduits sur le forum de Trajan devant le tribun militaire. Un certain nombre faiblit devant la menace de la torture et apostasia.

  1. Adv. Praxeam, 3.