Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/987

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

origine reconnu pour chef aucun d’entre eux. Leur commune origine, figurée par la bouche de Brahmâ, les rend indépendans les uns des autres : nul d’entre eux ne peut imposer à un autre une obligation ni lui donner un ordre ; si quelque brahmane acquiert avec les années une autorité qui manque à d’autres, il la doit à sa science et non à une supériorité de fonction. Cette égalité hiérarchique des prêtres a pour conséquence la liberté dans les doctrines : s’il y a eu dans l’Inde une orthodoxie, ce n’est pas l’autorité d’un chef ou d’une réunion quelconque de brahmanes qui l’a fixée, c’est uniquement sa conformité avec le Vêda, c’est-à-dire avec la sainte écriture. Là donc il y a toujours lieu de discuter un point de doctrine sans que l’on puisse être accusé ni condamné par aucune puissance sacrée ; la liberté de penser est absolue dans la caste sacerdotale[1]. Si l’on remonte au-delà des temps brahmaniques, on ne trouve plus ni sacerdoce régulièrement constitué ni clergé d’aucune sorte ; il n’y a plus de prêtres se distinguant du reste des hommes, tout père de famille est prêtre au moment où il remplit la fonction sacrée, comme il est soldat à la guerre et laboureur aux champs. C’est seulement à la fin des temps védiques que l’on voit la fonction sacerdotale se fixer dans certaines familles, comme le pouvoir royal et le commandement militaire se fixent dans certaines autres ; mais la société aryenne avait jusque-là conçu ses dieux et pratiqué ses rites sans l’intermédiaire d’aucun sacerdoce organisé.

La lecture attentive de l’Iliade d’Homère nous montre le même état de choses chez les anciens Grecs. Il y a des sacrificateurs attachés à certains temples et quelquefois transmettant à leurs fils la fonction sacrée ; mais à côté d’eux les rites sont le plus souvent accomplis par des mains qui tiennent l’épée, et la prière est prononcée par une bouche qui un moment après va pousser le cri de guerre : Agamemnon est, selon la circonstance, guerrier, juge ou sacrificateur. La fonction sacerdotale n’avait donc pas alors la fixité qu’elle eut plus tard, et si nous la trouvons si peu définie au temps des poésies homériques, ne devons-nous pas penser qu’à une époque antérieure elle était telle que nous la trouvons dans les plus anciens hymnes du Vêda ? Le développement du sacerdoce s’était fait progressivement dans l’Inde : sortant de l’état d’ébauche où il est dans les hymnes, il avait pris la forme d’unie caste dans le monde brahmanique, puis dans le bouddhisme la caste avait fait place à une puissante hiérarchie dont Siam, Ceylan, le Tibet et la Chine nous offrent des exemples. En Occident, à la faiblesse du sacerdoce hellénique, qui ne reposait ni sur une caste ni sur une hiérarchie, succéda

  1. Voyez notre Essai sur le Vêda.