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Ce n’est pas tout. J’admets les faits. Des exhortations pieuses et quelquefois stoïques ont souvent la puissance de prendre l’âme assez fortement pour qu’elle ressente moins ses peines. Elles comblent ce vide qu’une grande douleur fait dans l’âme et dans la vie ; c’est une distraction sérieuse, et qu’on ne se reproche pas, car l’Écriture, parlant de la plus grande des douleurs humaines, a dit admirablement : Elle ne veut pas être consolée. Le temps, qu’on appelle le consolateur, n’agit qu’en forçant peu à peu l’attention à se porter sur de nouveaux objets ; mais pour ces exhortations directes qu’on adresse aux malheureux, elles ne font que blanchir devant une douleur véritable dans un esprit ferme et sévère. Une raison qui fuit l’illusion, qui veut voir la vie telle qu’elle est, ne peut se prêter à des hypothèses sophistiques, et la vérité, fût-elle désolante, n’en reste pas moins la vérité.

Il faut bien l’avouer à ces âmes qui errent vaguement des horizons prochains aux horizons célestes, il y a deux familles d’esprits difficiles à mettre d’accord, deux états ou deux vocations de l’intelligence qu’on a peine à concilier. Certains esprits, et ce ne sont pas toujours les moins bien doués, se plaisent à voir les choses dans une pénombre où flottent des formes indécises ; ils n’ont besoin ni de positif dans les faits ni de rigueur dans les raisonnemens : ils aiment mieux croire que savoir, et, prenant l’imaginaire pour l’idéal, ils peuvent s’élever jusqu’à la poésie. D’autres au contraire, d’une trempe plus dure et plus acérée, tendent à l’exactitude et à la netteté, n’acceptent les faits que de l’expérience, les idées que de la raison, et, pratiquant par système ou par instinct la règle de Descartes, de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie qu’on ne la connût évidemment être telle, ont pour but final la science, c’est à dire l’effort constant vers l’intelligibilité absolue. On appellera, si l’on veut, les uns les esprits poétiques, les autres les esprits philosophiques, ou, pour parler comme leurs critiques, les mystiques et les rationalistes ou les rêveurs et les positifs ; mais les uns comme les autres sont peu propres à se mutuellement comprendre. Comme nous nous ressemblons tous pour le nombre et la nature de nos facultés, comme il n’est personne qui n’ait ses connaissances exactes et ses jours de raisonnement, personne qui n’ait des limites et du vague dans son savoir et des heures d’imagination, ces deux classes d’esprits essaient de se confondre ; il y a d’ailleurs la foule des esprits moyens, équivoques, qui remplissent un large intervalle, un milieu où ne se rencontrent que des rudimens de science et de poésie. Cependant la différence reste tranchée ; la divergence est telle que les deux partis s’entendent encore moins qu’ils ne croient, et qu’une bienveillance naturelle, un reste de complaisance et de modestie entretient seul d’un bord à l’autre l’échange des idées et