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commun, qui puisse devenir la règle de la vie humaine ? Essayez de fonder la société sur la glorification de la douleur !

Loin de nous donc ces deux paradoxes : la douleur n’est pas un mal ; les maux sont des biens. La nature les dément, et cependant, chose étranger quand ils sont présentés à propos, commentés avec art, avec onction, ils se font écouter, C’est que toute réflexion appropriée à la situation d’âme de celui à qui on l’adresse lui fait du bien par le seul fait qu’elle occupe sa pensée. Quand on souffre, penser est une diversion, et quiconque réussit à nous intéresser nous soulage. La religion a sur tout autre sujet de méditation cet avantage, qu’elle s’adresse d’ordinaire à des âmes qu’elle intéresse toujours et qui ne croient pas manquer à la conscience de la douleur en accordant aux choses saintes une attention qu’elles se reprocheraient de porter à d’autres. Pensez à Dieu, nous dit le prêtre. Il a raison, si j’y puis penser, et si de plus en y pensant je pense comme lui. Le conseil a grande chance d’être bon, je veux dire efficace. Si l’âme est disposée à la piété, si des idées antérieures ou une conversion subite la mettent dans la voie où la foi domine tout le reste, le moyen est sûr. La préoccupation qui en résulte est puissante ; elle affaiblit, elle émousse, elle affadit à la longue tout ce qui n’est pas elle. J’en conviens avec l’auteur de Vesper, c’est une vérité d’expérience que la dévotion tempère toute affliction. Les livres de spiritualité pure, même les plus insensés, peuvent avoir sur une âme souffrante un effet réel et salutaire, en ce sens, du moins qu’une contemplation un peu rêveuse succède à la fixité d’une pensée, lancinante ; mais pour que le soulagement s’accomplisse, pour que la douleur cède, une condition est nécessaire : c’est une communauté de croyance, et même une disposition antérieure à opposer la grâce à la nature. Tous ces médecins de l’âme qui prescrivent résolument la quiétude de la foi et de la piété à la passion ou à la douleur, comme ces philosophes qui remédient à tous nos maux par la méditation, supposent qu’on est déjà comme eux avant de les avoir entendus. Lorsqu’au milieu de toutes les misères de ce monde ils prêchent l’amour du ciel ou de la vérité désintéressée, ils ressemblent à celui qui dans l’alarme d’une ville prise d’assaut rappellerait aux citoyens effrayés qu’en extrémité pareille Archimède, dominé par la science, oublia de craindre et ignora le danger. L’exemple serait bon à citer, si tout le monde était Archimède.

Les gens sages et surtout les chrétiens sincères sont moins rares que les grands géomètres ; mais ils ne sont pas encore si communs. Il faudrait donc avoir l’art de faire les hommes philosophes ou de les rendre chrétiens avant de leur parler comme s’ils étaient l’un ou l’autre.