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I

Ces réflexions me frappaient, et j’entrais en doute sur toutes nos tentatives d’appliquer à la littérature les méthodes de l’observation scientifique en lisant des ouvrages qui ressemblent très peu à la pensée qui les inspire, et dont l’auteur diffère par son talent de ses opinions. J’admirais un mélange singulièrement piquant de qualités différentes et même opposées, de dons et d’intentions qui pourraient s’exclure, une imagination qui s’abandonne dans une âme maîtresse d’elle-même, un esprit qui se joue, un cœur qui rêve, une conviction qui veut, et je me disais en agitant toutes nos vagues théories : Voilà une femme née dans une ville savante, au sein d’une société éclairée, mais froide et quelque peu formaliste. Elle n’a connu que des mœurs sévères, des esprits sérieux, des croyances inflexibles. Elle a puisé autour d’elle les traditions de la plus stricte des interprétations du christianisme. La doctrine calviniste de la justification lui a été enseignée dans son âpreté, dans sa misanthropie, et la vie s’est ouverte pour elle sans autre perspective que celle d’un bonheur grave et peut-être austère. Fidèle aux pures leçons de sa jeunesse comme aux purs instincts de sa nature, elle n’a connu qu’en passant, je ne dirai pas seulement les joies hasardeuses d’une société gouvernée seulement par les fantaisies de l’imagination, mais presque les libertés décentes et les frivolités permises d’un monde élégamment spirituel ; et sa destinée régulière et simple l’a sans cesse tenue dans la retraite en ne lui permettant qu’une partie des sentimens qui peuvent remplir le cœur des femmes. Le sien, fait pour tout sentir, n’a pas tout éprouvé, et elle semble n’être venue sur la terre que pour connaître l’uniformité calme d’une vie d’intérieur ménagée par le sort, épargnée par les passions, respectée par le malheur, disciplinée par la raison. Eh bien ! cette personne modeste et contenue, cette Genevoise digne et posée, cette calviniste fervente et pieuse, si bien armée d’affections saintes et d’inexorables principes, est un écrivain d’imagination, qui ne peut rien souffler de ce qui raidit, rétrécit, flétrit l’esprit ; elle se rit avec une verve moqueuse d’une morale étroite et pédante qui dégoûterait du devoir en le rendant insipide ; elle ne peut souffrir que la raison fasse gloire d’ignorer les exigences du cœur, les besoins de la sensibilité, toutes les douleurs délicates ou poignantes des âmes qui ne se craignent pas elles-mêmes. Elle sympathise avec tout ce qui aime, tout ce qui souffre, tout ce qui doute, et semble trouver que la religion même serait impuissante et vaine, si elle n’était qu’une éternelle