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ses temples blancs dans la lumière, les suivait partout ; les villages de notre Gaule, la Germaine, toute la barbarie du nord, ne leur semblaient que cloaque et désordre. À leurs yeux, qui n’avait pas de cité n’était pas véritablement un homme, mais une demi-brute, presque une bête, bête de proie dont on ne pouvait faire qu’une bête de somme. La cité est une institution unique, le fruit d’une idée souveraine qui a régi pendant douze siècles toutes les actions de l’homme ; c’est la grande invention par laquelle il est sorti de la sauvagerie primitive. Elle a été à la fois le château féodal et l’église ; combien l’homme l’a aimée, comme il y a rapporté et enfermé toute sa vie, aucune parole ne peut le dire. Le reste de l’univers lui était étranger ou ennemi, il n’y avait point de droits ; ni ses biens ni ses membres n’y étaient en sûreté ; s’il y trouvait protection, c’était par grâce ; il n’y songeait que comme à un danger ou à une proie ; cette enceinte était son refuge et sa forteresse. Bien plus, il y avait ses dieux propres, son Jupiter ou sa Junon, dieux habitans de la ville, dieux attachés au sol, et qui dans la pensée primitive n’étaient autre chose que ce sol lui-même avec ses sources, ses bois et son ciel. Il y avait son foyer, ses pénates, ses ancêtres, couchés dans leurs tombeaux, incorporés au sol, recueillis par la terre, la grande nourrice, et dont les mânes souterrains, du fond de leur repos, continuaient à veiller sur lui, en sorte qu’il y trouvait en un faisceau toutes les choses salutaires, sacrées ou belles, qu’il devait défendre, admirer ou vénérer. « La patrie est plus que ton père ou ta mère, disait Socrate à Criton, et quelque violence ou quelque injustice qu’elle nous fasse, nous devons les subir sans chercher à y échapper. » C’est de cette façon que le Grec et le Romain ont compris la vie ; quand leurs philosophes, Aristote ou Platon, fondent un état, c’est une cité, une cité bornée et formée de cinq ou dix mille familles, où le mariage, l’industrie et le reste sont subordonnés à la chose publique. Si l’on joint à tous ces traits l’imagination précise et pittoresque des races méridionales, leur aptitude à se représenter les objets corporels, les formes locales, tout le dehors coloré, tout le relief sensible de leur ville, on comprend que cette conception de la cité a dû reproduire dans les âmes antiques une sensation unique, source d’émotions et de dévouemens auxquels nous n’atteignons plus.

Toutes ces rues sont étroites ; la plupart sont des ruelles qu’on franchirait d’une enjambée. Le plus souvent elles n’offrent de place que pour un char, et l’ornière est encore visible ; de temps en temps de larges pierres permettent au passant de les traverser comme sur un pont. Tous ces détails indiquent d’autres mœurs que les nôtres ; évidemment on ne trouvait point ici la grande circulation de nos villes, nos lourdes charrettes chargées, nos voitures de maître qui