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De Rome à Naples.

Un long aqueduc sur la droite ; de loin en loin à l’horizon une ruine ; çà et là sur le passage une arche isolée, tombante, et à perte de vue tout alentour la plaine jaunâtre et verdâtre, onduleuse, sous un vieux tapis d’herbes flétries que la pluie lave et que le vent ébouriffe. Les nues grises et violacées pendent lourdement sur tout le ciel, et la fumée de la machine roule des ondes blanches qui vont se mêler aux nuages. Mille après mille, l’aqueduc monotone reparaît comme une digue de rochers dans une mer d’herbes mouvantes. Vers l’orient, des montagnes noirâtres se hérissent, à demi blanchies par les neiges ; vers le couchant s’étend une campagne cultivée, avec les petites têtes et les mille tiges fines des arbres à fruit dépouillés ; un ruisseau jaune y fraie sa route en ravinant les terres.

Tout cela est triste, et les stations le sont encore davantage. Ce sont de misérables cabanes en bois où l’on allume un feu de fagots pour réchauffer les voyageurs. Quelques mendians, de jeunes garçons se pressent à l’entrée, implorant une baïoque, une demi-baïoque, une pauvre petite demi-baïoque pour l’amour de Dieu, et de la madone, et de saint Joseph, et de tous les saints du paradis, avec l’insistance, l’âpreté et les petits cris tendres ou violens de chiens qui voient un os et n’ont pas mangé depuis huit jours. Je ne sais pas ce qu’ils ont aux pieds ; ce ne sont pas des sandales, encore moins des souliers, cela semble un paquet de linges, de vieux chiffons ramassés dans les ruisseaux et qui clapotent avec eux dans la boue. Le chapeau à larges bords plié et défoncé, la culotte, le manteau sont indescriptibles ; rien n’y ressemble, sauf les torchons de cuisine, les vieux linges infects qu’on entasse dans les entrepôts de chiffons pour faire du papier.

J’ai regardé beaucoup de figures, et celles que j’ai vues depuis que j’ai mis le pied en Italie me sont revenues en mémoire. Tout cela se groupe autour de trois ou quatre types saillans. Il y a d’abord la jolie fête fine de camée, parfaitement régulière, spirituelle, à l’air vif et alerte, capable de tout comprendre à l’instant, faite pour inspirer l’amour et pour bien parler d’amour. Il y a aussi la tête carrée plantée sur un coffre solide, avec de grosses lèvres sensuelles et une expression de grosse joie, de verve bouffonne ou satirique. Il y a l’animal maigre, noir, brûlé, dont le visage n’a plus de chair, tout en traits saillans, d’une expression incroyable, avec des yeux de flamme, les cheveux crépus, semblable à un volcan qui va faire explosion. Il y a enfin l’homme beau et vigoureux, fortement bâti et musclé, sans lourdeur, au teint chaudement coloré, qui vous regarde fixement en face, tout à fait complet et fort, qui