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temple antique et dans la vie grecque. Les croix, les tableaux de martyres, les squelettes d’or et le reste rappellent par trop d’emblèmes les mortifications et les renoncemens mystiques. En somme, il n’y a ici qu’une salle de spectacle, la plus vaste, la plus magnifique du monde, par laquelle une grande institution étale aux yeux sa puissance. Ce n’est pas l’église d’une religion, mais l’église d’un culte.

Promenade dans Rome de dix heures à minuit.

Les rues sont presque désertes, et le spectacle est grandiose, tragique comme les dessins de Piranèse. Très peu de lumières ; il n’y en a que juste ce qu’il faut pour montrer les grandes formes et faire ressortir l’obscurité. Les saletés, les dégradations, les mauvaises odeurs ont disparu. La lune luit dans un ciel sans nuages, et l’air vif, le silence, la sensation de l’inconnu, tout excite et secoue.

Cela est grand, voilà l’idée qui revient sans cesse. Rien de mesquin, de commun ou de plat ; il n’y a pas de rue ni d’édifice qui n’ait son caractère, un caractère tranché et fort. Aucune règle uniforme et comprimante n’est venue niveler et discipliner ces bâtisses. Chacune a poussé à sa guise sans se soucier des autres, et leur pêle-mêle est beau comme le désordre de l’atelier d’un grand artiste.

La colonne Antonine dresse son fût dans la nuit claire, et autour d’elle les solides palais s’asseient fortement, sans lourdeur. Celui du fond, avec ses vingt arcades éclairées et ses deux larges fenêtres rondes toutes luisantes, semble une arabesque de lumière, quelque étrange féerie qui flamboie dans l’ombre.

La fontaine Navone ruisselle magnifiquement dans le silence, et ses eaux jaillissantes renvoient en cent mille reflets les clartés de la lune. Sous cette lumière qui vacille, dans l’ondoiement incessant, les statues colossales semblent vivantes, l’apparence théâtrale s’efface : on ne voit plus que des géans qui se tordent et qui s’élancent parmi des bouillonnemens et des lueurs.

Les corniches des fenêtres, les vastes balcons saillans, les rebords sculptés des toits, raient les murs de puissantes ombres. À gauche et à droite, on voit s’ouvrir des ruelles lugubres, béantes comme un antre ; çà et là se dresse le flanc noir d’un couvent qui paraît abandonné, quelque haute maison surmontée d’une tour qui semble un reste du moyen âge ; les lumières lointaines tremblotent misérablement, et les ténèbres s’épaississant semblent dévorer toute vie.

Rien de formidable comme ces énormes monastères, ces palais carrés, où pas une lumière ne brille, et qui se lèvent isolés dans leur masse inattaquable comme une forteresse dans une ville assiégée.