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ESSAIS ET NOTICES

Seize mille lieues à travers l’Asie et l’Océanie, par M. le comte Henri Russell-Killough[1]


Le goût des voyages n’est point précisément ce qui tourmente nos jeunes gentilshommes de France. On en voit assez souvent, il est vrai, allant un jour de course jusqu’à Chantilly ou à La Marche ; d’autres plus hardis poussent, quand vient la saison, jusqu’à Bade ou à Hombourg. Bien peu sont possédés de la véritable passion des voyages, de ce goût des excursions lointaines et libres qui est resté le privilège caractéristique des Anglais non plus seulement désormais des jeunes lords envoyés sur le continent avec leurs gouverneurs pour faire le grand tour et promener leur adolescence ennuyée de Paris à Naples, comme on le disait naguère, mais des Anglais de toute classe, particulièrement de cette vaillante classe industrielle et commerçante qui s’est mise elle aussi à parcourir le monde. Le goût des voyages s’est démocratisé en Angleterre. Partout où il y a des affaires à tenter de même que partout où on voit poindre une guerre, une insurrection, partout où il y a quelque région inconnue à explorer, il y a des Anglais. Peu de Français ont cette curiosité intrépide et résolue qui veut se satisfaire à tout prix, et ceux qui se laissent aller à cette entreprenante humeur des voyages sont encore une exception aussi rare qu’originale. Partir un beau jour de son propre mouvement et dans sa pleine indépendance, sans mission et sans titre officiel, pour voir le monde et acquérir la connaissance de mœurs nouvelles, choisir de préférence les contrées les moins connues, les routes les plus scabreuses, accepter les difficultés, quelquefois même les dangers d’une excursion qui se prolonge à travers tous les climats, à travers toutes les zones de la civilisation humaine, c’est là ce qu’on ne fait guère, et c’est là justement ce qu’a fait M. le comte Henri Russell-Killough dans cette course de seize mille lieues qui lui a inspiré un livre où se retrouve la marque de sa double origine anglaise et française. L’auteur est Anglais, pourrait-on dire, par l’idée même, par la conception d’une telle entreprise ; il est Français par l’esprit vif, dégagé, avec lequel il l’exécute et la raconte ; il est jeune enfin, on le sent à sa bonne humeur, à sa facilité expansive, à la surabondance parfois un peu confuse de ses impressions.

Il y a donc dans ce récit une certaine sève anglaise, un vif esprit français et un généreux souffle de jeunesse, le souffle d’une jeunesse sérieuse et intelligente, qui ne craint pas de se sentir livrée à elle-même, d’acheter l’instruction au prix des plus dures fatigues, des ennuis de l’absence, d’un renoncement passager au bien-être du foyer de famille, au luxe et aux élégances de la vie. À l’âge où tant d’autres partagent leur temps dans nos grandes villes entre les plaisirs faciles et des études souvent plus que légères, le jeune auteur avait déjà visité l’Amérique en intrépide touriste ; il

  1. 2 vol. in-18, chez Hachette, 1864.