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ne pas dépasser le sol, et, grâce à certaines conditions d’homogénéité, de maestria, tenir avec honneur l’emploi de soprano. Admettons une portée d’une octave ou de douze notes, si ces notes ont leur vie, leur sonorité propre, si elles peuvent exécuter une phrase, exprimer un sentiment, elles constituent une voix, quelque limitée d’ailleurs que cette voix puisse être ; mais si, pour traduire votre sentiment, il vous faut aller chercher vos moyens de sonorité en des régions particulières, si vous ne savez recouvrer vos avantages qu’à la condition d’avoir atteint tel ou tel degré d’une échelle que vous devriez, de bas en haut, parcourir aisément, vous ne possédez qu’une force mal équilibrée, et cet organe, malgré son étendue nominale, est insuffisant à sa tâche. Jusqu’à présent, Mlle Nilsson ne se distingue que par les qualités et les défauts qui caractérisent à leur début toutes les belles voix de soprano. Nous verrons ce que feront l’étude et la volonté de ces dons naturels très remarquables. En attendant, on peut compter sur beaucoup d’intelligence, de sens musical et d’instinct dramatique. N’était un accent scandinave très prononcé, la comédienne serait déjà des plus sortables. Elle a de la distinction, du pathétique ; sans préciser le personnage, comme faisait jadis au Vaudeville l’actrice en qui cette création de M. Dumas fils semble s’être incarnée, et tout en le maintenant dans ce milieu abstrait des aimables passions d’opéra-comique, elle joue avec infiniment de charme, d’émotion, trouve les larmes. On a dit plaisamment à une autre époque, à propos de la Piccolomini dans ce rôle de Marguerite Gautier ou de Violetta, comme on voudra, qu’elle le jouait mieux que Mme Doche, mais qu’elle le chantait moins bien. Je reprends le mot à ma façon, et, sans abonder dans les parallèles impossibles, je me plais à déclarer qu’à mon sens Mlle Nilsson chante beaucoup moins bien ce rôle que la Patti, mais qu’elle le joue mieux, et qu’elle y met plus de naturel, de délicatesse, de sentiment, tout cela peut-être parce qu’elle est blonde et que la Patti est brune, parce qu’elle ne sait pas ce qu’elle fait et que la Patti le sait trop.

Un succès qui ne se dément pas, c’est celui de Faust. J’aurais voulu, à propos de cette dernière reprise, dire ici quelques-unes des impressions que m’a causées la musique de M. Gounod, lorsque je l’ai entendue hors de France sur les principaux théâtres de ses triomphés européens, à Londres, à Darmstadt, à Berlin ; mais je vois qu’on annonce Mireille. — Pourquoi reprendre Mireille après l’échec de l’an passé ? L’événement sans doute nous le fera savoir. — Dans tous les cas, ce nous sera une occasion de retrouver M. Gounod, et nous en profiterons pour essayer de nous rendre compte de ce singulier succès de Faust, qui depuis tantôt quatre ans court l’Europe à la faveur de certaines circonstances extra-musicales dont la recherche a son côté curieux.


HENRI BLAZE DE BURY.