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quelque chose d’ennuyeux, de faux, d’agaçant et d’insupportable. La musique, vit de sentimens, de passion, et non de traits de mœurs anecdotiques. Elle a besoin d’air, de mouvement, de couleur, et ces conditions d’espace et de distance lui sont tellement indispensables que lorsque le sujet s’y refusé, nous voyons qu’elle se les attribue, fût-ce en, dépit du sens commun.

À ce compte, les imaginations de la grande école romantique faisaient bien autrement ses affaires. Voyez le théâtre de Victor Hugo par exemple : quel vaste et fécond répertoire de drames lyriques ! Lucrèce Borgia, Hernani, le Roi s’amuse, Ruy Blas, les Burgraves,… il semble que le musicien n’ait qu’à choisir. Les situations s’offrent à lui toutes tracées ; telle scène était d’avance un magnifique duo ; tel monologue, un air ; tel dénoûment, un splendide finale. Un soir, le chanteur Yvanoff, arrivant à la Comédie-Française pendant qu’on jouait le Barbier de Séville, s’imagina qu’il assistait tout bonnement à la représentation de quelque traduction de l’opéra de Rossini. L’honnête Moscovite n’en revenait pas d’admiration ; à chaque scène, ses voisins l’entendaient se récrier d’étonnement sur la manière dont c’était imité, seulement, vers la fin, il ne s’expliquait point trop pourquoi ce Beaumarchais avait eu l’idée bizarre de mettre en prose ce qui en musique était si bien. Sans pousser si loin la naïveté, quand on lit certains drames d’Hugo après les avoir vus représentés la veille aux Italiens, on se demande si ces drames où le spectacle tient une si grande place, où tout se coordonne si musicalement, ne seraient point en effet de véritables opéras. Pour moi, je ne saurais entendre la dernière scène de Rigoletto sans éprouver comme un surcroît d’admiration à l’égard de l’auteur du Roi s’amuse. C’est une ravissante inspiration que ce refrain du duc de Mantoue, la donna e mobile ; c’est un cri trouvé au plus profond des entrailles humaines que le cri de malédiction poussé par ce misérable père en présence du cadavre de sa fille ; mais cette éloquente musique existerait-elle sans la situation, si puissamment pathétique, si shakspearienne ? Et cette situation, qui l’eût inventée, sinon un grand poète ? Je n’ai pas à discuter ici les divers principes du théâtre contemporain ; je ne par le en ce moment qu’au seul point de vue de la musique, et ce que je puis dire laisse intacte la valeur littéraire d’un talent pour lequel je déclare d’avance avoir infiniment de goût et de sympathie. À tout prendre, le théâtre de M. Alexandre Dumas fils tire sa principale force de l’ironie ; or la musique n’ironise pas. Je doute qu’il existe au monde un sujet plus antimusical que cette Dame aux Camélias ; mais en admettant qu’une telle partition fût possible, un seul homme était capable de l’écrire en se jouant, M. Auber. Çà et là quelques vers de Musset finement tournés en ariettes, en morceaux courts, légers, que relèverait une musique adroite et procédant par touches discrètes comme dans le Domino noir, voilà, je suppose, ce qu’on aurait pu imaginer de plus conforme à l’esprit de la situation. Au lieu de cela, que voyons-nous ? L’éternelle coupe italienne, des cavatines sans motif ni raison d’être, des duos boursouflés, la