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finale du troisième acte d’Ernani, le Miserere du Trovatore, et cet admirable quatuor de Rigoletto, d’une accentuation si profondément pathétique. Verdi a le style vigoureux, imagé ; sa musique, comme la prose de certains romanciers contemporains, procède par alinéas. On lui en veut de ses incohérences, de ses incorrections, et pourtant cela vous étreint, vous remue. Vous y sentez la poigne du dramaturge. Allez entendre et voir en ce moment même aux Italiens le Ballo in Maschera chanté par Fraschini, et vous serez témoins de l’effet que peut produire, dans le prestige de l’encadrement, cette musique brossée avec la furie d’un Salvator ou d’un Caravage. Rossini, avec son exquise délicatesse d’appréciation, estime que Mendelssohn est un musicien qu’il faut lire. Pour Verdi, c’est tout le contraire : sa musique, il faut l’entendre au théâtre, il faut la voir, et surtout ne jamais la lire, car à deux ou trois exceptions près, dont fait partie ce quatuor de Rigoletto que je viens de citer, vous regretteriez l’impression que vous avez eue. Maintenant il semble peut-être assez naturel qu’étant donné un pareil génie, on ne lui demande pas d’avoir recours à ces combinaisons dont subsistent à la scène les ouvrages de demi-caractère. Ceux qui ont prétendu que Verdi était un Halévy italien n’avaient en vue que leurs souvenirs de la Juive, de la Reine de Chypre, du Juif errant. Il se peut en effet que, par un certain côté plus théâtral, plus décoratif que dramatique, ces deux musiciens se ressemblent ; mais Halévy, ne l’oublions pas, possédait en propre des facultés de mise en œuvre dont le maestro parmesan ignorera toujours le secret. L’auteur des Vêpres siciliennes fera au besoin le Juif errant, et peut-être même beaucoup mieux ; mais jamais il ne composera ni l’Éclair, ni le Val d’Andorre, ni aucune de ces charmantes pièces de marqueterie musicale où l’ingénieux élève de Cherubini témoigne à chaque instant d’une incroyable habileté de main. Hélas ! n’en écrit pas qui veut de ces ouvrages mixtes que les Allemands appellent des opéras de conversation, et que nous nommons en France tout simplement des opéras-comiques. Il y faut beaucoup de mélodie, et, à défaut de mélodie, au moins beaucoup de style. Or en matière de style Verdi ne connaît que la langue du mélodrame, et comme, à l’exemple de Rossini et de Donizetti, il n’est point né doublé d’un Cimarosa ou même d’un Fioravanti, mieux vaut qu’il reste ce que l’ont fait les temps, et les diverses influences auxquelles il obéit.

Le moindre défaut de la Traviata est de se maintenir en parfait désaccord avec le sujet de la pièce de M. Dumas fils, de n’en jamais comprendre le sens. La pièce cause, observe, raille, amuse et s’amuse ; la musique niaisement prend tout au sérieux. Tandis que l’une analyse au microscope les infiniment petits de l’actualité, l’autre contemple les étoiles, récite, déclame et se répand en éplorations tragiques de Juliette et d’Ophélie à propos d’une aventure où l’idéal n’a rien à faire, et qu’on pourrait appeler simplement le cas de M. Armand Duval et de Mlle Marguerite Gautier, De là