Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/739

Cette page a été validée par deux contributeurs.

vie. En doutez-vous ? Allez assister au tirage au sort dans une ville industrielle ; ces enfans de vingt ans paraissent en avoir quinze. Interrogez le conseil de révision ; vous apprendrez combien le contingent est difficile à former. Ne prenez pas même cette peine, tenez-vous à la porte des fabriques au moment de la sortie ; vous verrez de vos yeux ce que deviennent en peu d’années les enfans enfermés huit heures par jour dès l’âge de huit ans. Ne vous suffit-il pas de connaître les résultats ? Voulez-vous en pénétrer les causes ? Entrez dans l’atelier, mais n’y entrez pas pour une heure ; passez-y une journée, revenez le lendemain, faites-vous une idée de la durée et de la continuité du travail. Ce n’est pas tout, suivez l’enfant dans sa demeure, assistez à ses repas. Cet ouvrier de huit ans, qui a travaillé huit heures et passé ensuite deux heures et peut-être trois à l’école, est-il bien nourri ? a-t-il au moins, pour parler plus clairement, une nourriture suffisamment réparatrice ? A-t-il un bon lit ? a-t-il même un lit ? Si cette vie si dure ne lui assure pas dès à présent le bien-être, que pensera-t-il plus tard de la société ? Et que deviendra-t-il au bout de dix ans, quand sa famille ne sera plus là pour le soutenir, si ses forces ont été épuisées, paralysées au moment où le corps grandit et se développe ?

Hélas ! que parlons-nous de force ? C’est la vie elle-même qui est en péril. On ose à peine invoquer les tables de mortalité, dont le témoignage est accablant. Quel père de famille, quel patriote, quel homme de cœur pourrait se consoler de ces générations englouties ou atrophiées, de ces enfans condamnés à la fatigue dès le berceau, de l’instruction rendue impossible ou dérisoire, des familles désolées, de la dépravation précoce ? Et cependant, pour guérir tant de maux, que faut-il ? Il ne faut aucun sacrifice. Il suffit de vouloir.


Jules Simon.