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pays conservait son génie, sa marque industrielle. L’originalité éclatait de toutes parts. Entre les produits bruts ou à peine ébauchés des pays sauvages et les produits les plus perfectionnés du goût européen, l’œil découvrait successivement toutes les couches de l’industrie humaine, s’élevant par degrés de la fabrication rudimentaire à la fabrication supérieure. Déjà en 1855, la plupart de ces distinctions et de ces différences s’étaient fort atténuées[1]. En 1862, elles ont presque entièrement disparu. Les procédés et les méthodes ont fait le tour du monde industriel, et se sont propagés avec une rapidité vraiment merveilleuse chez tous les peuples. Partout on s’approvisionne des mêmes matières, on emploie les mêmes moyens mécaniques, le travail manuel a acquis une habileté presque égale, la science répand les mêmes enseignemens, et le goût s’inspire aux mêmes sources. À l’originalité s’est substituée l’uniformité. Prodigieuse vertu du génie de l’homme ! alors qu’il est si difficile de transplanter d’un sol dans un autre les productions naturelles et d’étendre le domaine que la Providence leur a primitivement assigné, l’homme, sous les latitudes et dans les conditions les plus diverses, parvient à se familiariser avec tous les genres de travail, discipline ses forces, façonne son esprit et son goût à toutes les conceptions, et se manifeste partout avec l’intelligence souveraine qui asservit le monde entier à ses lois. C’est ainsi qu’en Amérique comme en Europe, dans les colonies naissantes de l’Australie aussi bien que dans les plus vieilles métropoles, le travail de l’homme peut enfanter les mêmes produits avec une habileté presque égale. Il semble qu’il n’y ait plus d’industrie nationale : l’industrie devient universelle.

Ce résultat est dû aux conquêtes de la science contemporaine. La vapeur transporte incessamment l’homme, qui est le premier instrument de la production, sur les divers points du globe, et avec l’homme les engins mécaniques, dont l’aveugle et docile puissance se développe sans distinction de sol ni de climat. Il n’y a donc point de pays où l’industrie ne soit appelée à se naturaliser et à prospérer. Une part de plus en plus grande est faite au travail des machines, et une part moindre est laissée aux bras de l’homme. Dès lors, la fabrication, servie par des organes plus énergiques, est plus abondante, et les produits qu’elle multiplie à l’aide des mêmes moyens acquièrent du premier coup cet égal degré de perfection qui a frappé les visiteurs du palais de Kensington. C’est un grand progrès, tout à la fois matériel et moral. L’exposition de 1862 a

  1. Voyez, sur les expositions de 1851 et de 1855, les études de MM. Alexis de Valon et Louis Reybaud dans la Revue du 15 juillet 1851 et du 15 décembre 1855.