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à laquelle j’ai assisté, a été si décousue et si pitoyable, que je me suis demandé sérieusement si Théodore ne faisait pas durer la guerre par calcul. Sa tactique a un cachet mystérieux et sinistre bien fait pour frapper les imaginations. Ainsi, après quelques jours de repos, l’armée reçoit l’avis de se tenir prête à marcher le lendemain dans une direction donnée, au sud par exemple. Deux heures après, au coucher du soleil, le négus monte à cheval, impassible et taciturne. Trente fusiliers choisis se groupent autour de lui, cinq ou six cents cavaliers sûrs le suivent à cinq pas ; il se dirige au nord ou à l’ouest, nul ne sait où et ne tient à s’en informer. Quelques jours se passent sans nouvelles, puis on apprend que Théodore a surpris, après une longue marche forcée où il a recueilli des renforts épars dans les cantonnemens, une province rebelle où il a fait un massacre formidable. Enfin une proclamation impériale est lancée dans tous les districts. « Écoutez ce que dit Djan-Hoi : « J’ai châtié les pervers, j’ai tué vingt-deux mille hommes ; paix aux honnêtes gens, et que nul ne s’inquiète ! »

Par un contraste que comprendront ceux qui l’ont vu de près, ce terrible homme aime les actes de bienfaisance, adopte des orphelins, assure leur avenir, les marie de sa main, ne les perd jamais de vue. Il adore les enfans, et a pour eux des attentions et des câlineries de grand-père ; ils lui font sans doute oublier les bassesses et les trahisons dont il se croit entouré. « Il n’y a pas un de vous qui m’aime, dit-il parfois aux courtisans qui l’entourent. Les gens qui remplissent mes prisons sont plus heureux que moi, car il y a des gens qui les aiment et pensent à eux. Quand je serai mort, il n’y aura pas un de vous qui jettera une poignée de terre sur mon tombeau ! » A cela, on pourrait répondre qu’il a tout fait pour se rendre redoutable et qu’il n’a rien fait pour gagner les sympathies. Sa défiance systématique a jeté dans les fers presque tous les représentans de la féodalité de l’empire. Cette féodalité a engendré tous les maux qui ont précipité l’Abyssinie dans l’abîme où elle roule depuis un siècle et plus ; cependant, pris individuellement, la plupart de ces grands vassaux étaient des hommes d’une nature fière, digne et estimable. Je n’en citerai que deux, qui vivent toujours, Balgada Arœa et ras Oubié (qu’il ne faut pas confondre avec le vaincu de Dereskié). Ce dernier est un beau vieillard d’une figure douce et fine, qui comprend les Européens et les aime. La compagne de sa longue existence vint partager ses chaînes ; le négus essaya de les intimider et de les séparer par un divorce : ce fut en vain. « Votre majesté, lui dit la noble femme, peut nous faire périr ; elle ne peut nous séparer, car le ciel nous reste. »

L’arrestation de Balgada fut caractéristique. Sous prétexte de venir