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Le négus est un homme instruit au point de vue abyssin, c’est-à-dire qu’il est versé dans l’histoire nationale, la théologie, et qu’il se rend assez bien compte de l’état de l’Europe contemporaine. Quant à notre civilisation, il m’a paru la priser très fort au point de vue matériel, tandis qu’au moral il la plaçait assez bas. On s’expliquera ces préventions en songeant que les cinq sixièmes des Européens que l’amour des voyages ou le désir de faire fortune attirait en Abyssinie y ont laissé les souvenirs les moins propres à faire aimer ou honorer le nom franc. Les troubles du Tigré, en rendant le nom de l’Abyssinie plus familier à nos oreilles, avaient attiré dans ce pays nombre de chercheurs d’aventure, ingénieurs, fondeurs, officiers instructeurs à brevets problématiques. J’en ai connu un qui, ayant fait de fortes avances de fusils à Negousié, eut l’audace, après la mort du prétendant, d’aller présenter au vainqueur la note des frais de fabrication. Théodore donna en riant 100 talaris à cet homme et le mit à la porte. Aujourd’hui une pareille plaisanterie aurait d’autres suites.

Il n’est pas étonnant qu’avec de semblables idées le négus soit peu disposé à favoriser l’émigration temporaire de ses sujets, soit en Europe, soit dans les pays musulmans. Il trouve son compte à nourrir chez son peuple l’idée orgueilleuse que l’Abyssinie est le centre et la perle du monde, mais lui-même sait parfaitement à quoi s’en tenir là-dessus. S’il n’ose pas empêcher les fidèles Amharas de faire le pèlerinage de Jérusalem, il fait ce qu’il peut pour les en dégoûter, et quand ils en reviennent, il aime à les interroger publiquement sur les beautés de la Terre-Sainte comparée à l’Abyssinie. Les pèlerins s’empressent de déclarer que la terre d’Israël est aride, pelée, nue et maudite, avec un grand marais salin et plombé, avec un fleuve auprès duquel le Takazzé serait une véritable mer. Théodore se tourne alors vers l’auditoire : « S’il en est ainsi, dit-il, de la Terre-Sainte, du sol que Dieu lui-même a choisi pour son peuple, que doivent être les autres pays d’Occident ! Bénissons Dieu, mes amis, d’être nés dans ce paradis terrestre qu’on nomme l’Abyssinie. »

La bravoure personnelle du négus n’a jamais été révoquée en doute ; il n’est même que trop porté à s’exposer dans une bataille et surtout dans un de ces duels brillans où sa supériorité de soldat lui a toujours assuré la victoire. Sans parler de ceux que j’ai racontés, il en a eu de plus récens, celui par exemple où il a tué d’une balle au front le meilleur des généraux de Tedla-Gualu, il y a quatre-ans. Il est magnifique à la tête d’un escadron lancé à toute bride, quand, enivré de mouvement et de fumée, il jette d’une voix pleine et brève son cri de guerre : Abba Sanghia ! Ses talens de général et de stratégiste sont plus discutables. La campagne du Godjam,