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louaient hautement la générosité de Terso et ses ménagemens envers les caravanes, qui contrastaient avec les saisies arbitraires de l’empereur Théodore. « Le négus est bien fort, disait ce chef, et peut-être Dieu lui réserve la victoire : si cela arrive et qu’il nous faille périr, laissons au moins le souvenir de gens de bien, purs de toute volerie. » Aussi montait-il rapidement dans l’opinion pendant que la popularité du négus baissait d’heure en heure. Cette impopularité, qu’il sentait bien, le rendait encore plus dur et plus violent. Une femme était venue se plaindre à lui d’excès commis par des soldats ; il lui dit avec une brusquerie ironique : « Ces bagatelles ne me regardent pas, tu ferais mieux de te plaindre à Dieu. — Il est trop loin pour m’entendre, répliqua la femme ; il est au Godjam, » c’est-à-dire avec le rebelle Tedla-Gualu. Celui-ci avait secoué, depuis la campagne de février 1863, la terreur involontaire que lui avait jusque-là inspirée le négus, et lui envoyait des messages provocateurs et ironiques qui l’exaspéraient jusqu’à la frénésie.

De cette situation violente et tragique sortit une mesure depuis longtemps prévue, l’une des plus déplorables du règne. Par un décret d’avril 1864, Théodore II proscrivit l’islamisme dans toute l’étendue de l’empire, et déclara rebelles tous les musulmans qui n’apostasieraient pas en mangeant des viandes signalées comme impures par le Koran. Cette mesure était tellement dans l’esprit de la politique théodoriste, qu’il est surprenant qu’elle n’ait pas été prise plus tôt. Cependant cet acte, même en laissant de côté la question de tolérance, était souverainement impolitique et injuste. Les musulmans étaient en Abyssinie dans la position fort subalterne qu’occupent les chrétiens d’Orient dans les états musulmans. Restés depuis des siècles étrangers au métier des armes, ils n’avaient jamais pris part aux troubles de l’empire, et se contentaient de s’enrichir par le commerce, qu’ils avaient en partie monopolisé. Aussi presque toutes les villes d’Abyssinie étaient musulmanes, soit en totalité comme Derita, Emfras, Alitiou-Amba, Haoussa, soit partiellement comme Gondar ou Mahdera-Mariam. La moralité privée des musulmans était généralement supérieure à celle de la population chrétienne. On ne pouvait leur reprocher que le commerce des esclaves, qui est peut-être la base de l’islamisme ; mais le négus avait le droit de frapper des coupables convaincus de traite, il n’avait pas celui de proscrire un culte tout entier. D’ailleurs, par sa funeste mesure du rappel des lois contre la traite, il s’était montré le premier fauteur de ce crime social. Quoi qu’il en soit, le décret ne rencontra nulle part de résistance armée : les musulmans ne songèrent pas un instant à la possibilité d’une lutte de ce genre. La plupart se soumirent, comme