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arrêté, et n’en fut pas moins bien reçu. Le chasseur présenta son tapis. « Comme ces Anglais sont impertinens ! dit Théodore à ses officiers. En voici un qui vient me prédire par une peinture que les Turcs me tueront ! Ne voyez-vous pas cet homme à tarbouch[1], ce Turc, qui tire sur un lion ? Qui est le lion d’Ethiopie, si ce n’est moi ? En attendant que les Turcs me tuent, mettez cet Anglais aux fers ! » Le pauvre garçon demandait avec surprise : « Qu’ai-je donc fait ? — Tu n’as rien fait, dit le négus radouci ; mais comme j’ai enchaîné ton consul, tu ne peux pas m’aimer, et qui ne m’aime pas ne doit pas marcher libre. » Deux mois après, M. Cameron reçut un nouveau compagnon de chaîne : c’était le favori. Celui-ci, absent lors de l’arrestation, avait cédé à un bon mouvement en se rendant le matin à l’audience du négus et en le priant, au nom de son honneur de souverain civilisé, de mettre en liberté M. Cameron et ses amis. Malheureusement il parlait très mal la langue amharique, et il paraît que dans son trouble il substitua un mot impératif à un terme de conseil ou de prière. « Entendez-vous cet âne, dit Théodore, qui prétend me dicter ses ordres ? Puisqu’il porte tant d’intérêt au consul, enchaînez-le avec lui ! »

Tandis que les relations du négus avec les Européens devenaient de plus en plus tendues, la situation de l’empire ne cessait de s’aggraver. Les sévérités sans motif et sans mesure de Théodore avaient eu pour conséquence logique l’anarchie et la révolte. Immobile à Gondar, l’empereur abyssin voyait grandir autour de lui des insurrections dont le cercle menaçait de l’étreindre. Dans le Tigré, c’était Kassa Goldja, fils de ce Goldja que les habitans d’Adoua avaient tué en 1860, comme nous l’avons raconté. Il n’avait pas de drapeau politique, mais une vendetta à poursuivre contre ceux d’Adoua pour venger la mort de son père, dette sacrée dans les idées de l’Orient : il tenait la campagne depuis le Takazzé jusqu’au Mareb, et avait tenté un coup de main contre Adoua. Il avait été battu, mais les habitans avaient perdu dans l’action deux de leurs guerriers de marque, un fils de l’Anglais Coffin, ancien prince d’Antitcho, et Kokeb, l’orfèvre de la couronne, le plus riche bourgeois d’Adoua ; Goldja restait assez fort pour inquiéter tout le Bas-Tigré jusqu’à la fin de 1863. Plus important était le chef des rebelles du Kolla-Voggara, Terso-Gobhesié, dont les bandes tenaient le pays jusqu’à deux étapes de Gondar. Terso n’acceptait pour soldats que les gens qui prouvaient, en lui montrant leurs mains toutes déchirées par les pierres et les épines, qu’ils étaient hommes à mener au besoin et jusqu’au bout la vie d’insurgés mis hors la loi et traqués au fond des ravins et des cavernes. Cependant les marchands

  1. Le chasseur Gérard était en uniforme de spahi et coiffé d’un tarbouch.