Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/619

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fut réduite à porter envie aux plus misérables villages. Le quartier musulman, l’Islambiet, centre du haut commerce abyssin, étranger à toutes les révolutions, fut saccagé et presque détruit.

Quelque temps après, un acte arbitraire, dont la cause n’a pas encore été bien éclaircie, vint encore attrister les Européens qui résidaient en Abyssinie. Le consul anglais, M. Cameron, fut mis aux fers. Cette violation du droit des gens a donné lieu à bien des versions plus ou moins romanesques qui ont couru tous les journaux d’Europe, et qui se ressentent un peu de l’esprit bavard et railleur d’Alexandrie, d’où elles sont parties. L’explication la plus raisonnable est celle-ci. M. Cameron, en quittant l’Abyssinie en novembre 1862, avait emmené avec lui un agent que lui avait imposé le négus, sans doute un espion, que le consul avait congédié dès sa sortie du territoire de l’empire, ce qui avait vivement blessé Théodore.. De plus, il venait de faire une longue excursion dans les districts cotonniers du Sennar et du Gallabat, pour les étudier au point de vue des intérêts politiques et commerciaux de l’Angleterre. Théodore II, qui ne comprenait pas qu’un agent diplomatique pût s’intéresser à des choses commerciales, supposa que M. Cameron était allé se concerter avec ses mortels ennemis, les Égyptiens, et l’avait accueilli en conséquence. En dernier lieu, il avait été offensé de recevoir du foreign-office une lettre signée de lord Russell et non de la reine elle-même. « J’ai écrit à Victoria, dit-il avec humeur, et non à ce monsieur Russell (ato Russell), que je ne connais pas du tout. » Ce n’était probablement qu’un prétexte, car en janvier il avait reçu avec joie une lettre du gouvernement français, signée de M. Thouvenel : il est vrai qu’en remettant cette lettre à Théodore II je m’étais empressé de déclarer que M. Thouvenel était l’afa-négus[1] de Napoléon III. Quoiqu’il en soit, M. Cameron, enchaîné, fut enfermé et gardé à vue nuit et jour dans une tente voisine du quartier-général, au bord de la rivière Kaha. Il ne paraît pas que depuis dix mois cette affreuse situation ait eu un terme. Ses serviteurs et ses employés européens partagèrent son sort. Parmi eux était un jeune Irlandais de dix-huit ans qui, après avoir mené pendant quelques mois la vie périlleuse de chasseur d’éléphans en Nubie, avait été pris d’un irrésistible désir de voir l’Abyssinie et son souverain. Sachant que le négus aimait les scènes de guerre et de chasse, il lui apportait en présent un assez beau tapis où était figurée la scène bien connue du spahi Jules Gérard chassant le lion : il me l’avait montrée à Adoua avec satisfaction et, s’en promettait merveilles. Il arriva juste au moment où M. Cameron venait d’être

  1. Littéralement bouche de l’empereur, orateur de la couronne. C’était jadis le premier emploi de la cour. Théodore II l’a supprimé comme étant une sinécure.