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refusa, la dame lui dit très froidement : « Vous me le paierez ! » propos dont il ne crut pas devoir s’inquiéter. Elle tint pourtant parole, car quelques jours après elle se présentait au négus et lui dévoilait tous les détails de la conspiration. Théodore, plus surpris qu’alarmé, la regarda dans les yeux et lui dit : « On ne fait jamais rien sans avoir un intérêt. Quel est celui qui vous a poussée à une révélation qui mène au supplice votre mari et votre fils ? — J’ai pensé, dit-elle, que quelqu’un des conjurés vous révélerait la conspiration et qu’alors les miens étaient irrévocablement perdus. En venant vous la dévoiler, j’acquiers le droit de vous demander la vie de l’un d’eux, de mon fils, le seul qui me soit cher. » Théodore la congédia sans lui rien promettre. Le 1er mars 1863, vers cinq heures du soir, au milieu d’un bataillon formé en carré, dix-huit conjurés furent amenés devant le négus et eurent la main et le pied coupés ; puis défense fut faite de leur donner aucun soin, et ils moururent tous après une agonie plus ou moins longue : quelques-uns furent dévorés par les hyènes. Le fils du préfet de la province d’Alafa ne fut pas plus épargné que les autres.

Ce complot avorté assombrit l’âme de Théodore, et ne fut sans doute pas étranger aux incidens du lendemain 2 mars. Ce jour-là, sur d’absurdes soupçons que je n’ai jamais pu éclaircir, je fus arrêté par ordre du négus et mis aux fers, ainsi que le naïb d’Arkiko. Celui-ci resta enchaîné un mois et reçut comme compensation un riche fief sur la frontière. Je fus relâché au bout de quelques heures, à la condition de demeurer prisonnier sur parole. Devra-Tabor me fut assigné comme résidence, avec faculté d’aller où bon me semblerait, dans un rayon de trente à quarante lieues. Il ne me restait plus qu’à assister en spectateur forcément oisif aux graves événemens que semblait présager la nouvelle attitude de l’Égypte envers l’Abyssinie.

L’Égypte en effet, excitée par les provocations verbales ou écrites du négus et les attaques dirigées sur ses provinces par les préfets abyssins du Wolkaït et d’Addi-Abo, avait fini par rétablir l’organisation du Soudan sur les mêmes bases qu’avant 1856, et avait envoyé à Khartoum, avec des pouvoirs à peu près illimités, un gouverneur-général nommé Mouça-Pacha, soldat énergique, mais administrateur despotique et vénal. Cet ancien esclave circassien, qui se vantait lui-même d’avoir fait émasculer ou décapiter quatorze mille hommes du temps qu’il commandait l’armée d’occupation de Nubie, était, dans l’opinion du vice-roi Saïd-Pacha, le seul chef capable de lutter d’énergie avec Théodore. Arrivé à Khartoum dès l’été de 1862 avec 4,000 réguliers et des canons rayés, il avait passé l’hiver à exercer ses troupes, et en janvier 1863 s’était mis lentement en marche vers le Gallabat, où il arrivait le 19 février, traînant