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prévoyant que l’extension de l’esclavage ne serait plus possible, et que « l’institution sociale » serait à jamais renfermée dans les états où elle existait déjà, aimèrent mieux rompre l’Union que de renoncer à l’espoir de fonder de nouveaux états à esclaves. On se souvient d’un autre côté que M. Lincoln et son gouvernement ne songeaient point, au commencement de la guerre, à supprimer l’esclavage. M. Lincoln, par un scrupule de modération dont les fanatiques d’aucun parti ne lui tinrent compte, ne se proposait d’autre objet que le maintien de la constitution, c’est-à-dire le rétablissement de l’Union. En rentrant dans l’Union, les états confédérés auraient pu maintenir l’esclavage. Les abolitionistes ardens faisaient un crime à M. Lincoln de cette modération politique : des hommes tels que M. Wendel Philip ne la lui ont pas encore pardonnée.

Ainsi l’abolition de l’esclavage n’était dans les projets d’aucun des deux gouvernemens en guerre ; elle a fait son chemin toute seule, aidée par la force invincible des choses. Le gouvernement de M. Lincoln recourut, après deux années de lutte, à l’émancipation des esclaves, non point en se fondant sur des raisons de principe, mais en alléguant le droit et les nécessités de la guerre. Il décréta l’émancipation pour susciter une diversion au cœur du pays ennemi et plus encore pour chercher parmi les noirs des recrues nécessaires à l’armée du nord. Après cette émancipation présentée comme un expédient, si les états du sud eussent voulu revenir à l’Union, il est douteux que l’abolition de l’esclavage se fût accomplie ; la guerre cessant, l’expédient eût été probablement abandonné. C’est l’obstination aveugle du sud qui aura rendu l’abolition inévitable. Aujourd’hui les confédérés eux-mêmes, épuisés de ressources, parlent d’armer les noirs et d’affranchir ceux qu’ils enrôleront dans leurs troupes. Comme il arrive toujours dans les luttes à outrance, la passion devient plus forte que l’intérêt : on a voulu d’abord quitter l’Union pour sauvegarder un intérêt ; on aime mieux aujourd’hui sacrifier cet intérêt que de rentrer dans l’Union. On ne saurait trop admirer ici les effets de l’aveuglement humain, et cette force de la justice qui contraint les hommes à déjouer eux-mêmes les iniques desseins qu’ils avaient conçus. On peut désormais prédire avec certitude que l’abolition de l’esclavage sortira de l’effort impie que les politicians du sud, ne voulant pas endurer de perdre le pouvoir pour la première fois depuis quarante ans, ont tenté pour conserver l’esclavage et détruire cette grande Union américaine qu’ils avaient si longtemps gouvernée. À en juger par la délibération des gouverneurs des états confédérés, qui proposent à M. Jefferson Davis l’enrôlement des noirs, il n’est pas question encore d’une émancipation complète. Il ne s’agit que d’un expédient de guerre : les blancs manquant, et l’expérience ayant montré dans les armées du nord que les noirs étaient capables de faire un bon service militaire, on propose de recruter des soldats parmi les noirs et d’affranchir ceux que l’on armera. On ne dit rien encore des autres ; mais l’émancipation complète est la conséquence forcée de l’affranchissement