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mis dans la force de son esprit toute son espérance. La jeune fille si héroïquement dévouée à ce vieillard est une des meilleures créations de M. Augier, et c’est merveille que de voir ce poète si vif, si ouvert, si prime-sautier, exceller dans la peinture et dans le développement d’un caractère contenu, résolu, presque impénétrable, tel que celui de Francine. Il y a peu de scènes plus touchantes au théâtre que le moment où Francine, vaincue enfin par la honte de paraître bassement intéressée aux yeux de celui qu’elle aime, livre son secret et lâche les rênes à son cœur. L’élan de cette nature généreuse jusque-là enchaînée, cette glace qui éclate et qui fond, ce feu qui part sous la neige, ce fier mouvement d’une âme trop humiliée qui se redresse et vient reprendre sa part des deux vrais biens de la vie, l’estime et l’amour de ceux qu’on aime, font un grand et infaillible effet sur les spectateurs les moins capables de céder aux illusions de la scène. Tel a souri de l’émotion à laquelle il avait cédé le premier soir qui n’a pu s’y exposer de nouveau sans être une seconde fois surpris et sans rendre de nouveau les armes à l’art victorieux du poète.

De même que Mme Lecoutellier et Arthur ne pouvaient manquer de s’entendre, il était inévitable que Francine et Mme Guérin eussent une profonde sympathie l’une pour l’autre. La tendre admiration de Mme Guérin pour Francine est une des beautés de la scène émouvante dont nous parlions tout à l’heure, et lorsque Mme Guérin s’écrie : « Ah ! chère créature qui acceptiez les mauvais jugemens sans rien dire ! voilà un cœur de femme ! » on éprouve un plaisir élevé à voir ces deux belles âmes s’unir et se confondre. C’est un des effets les plus délicats de l’art de M. Augier, que d’avoir compris cette sympathie si naturelle, et que d’en avoir tiré un si heureux parti sur la scène. Nous savons que le caractère de Mme Guérin a donné prise à bien des critiques. On l’a trouvé généralement trop mou, trop effacé, trop humilié surtout, devant l’ascendant de son indigne maître et seigneur. L’asservissement de Mme Guérin est peut-être poussé un peu trop loin dans le détail, et devient parfois pour le spectateur une cause de souffrance ; mais en principe il est excellent d’avoir donné une telle femme à maître Guérin, de l’avoir montré chez lui au naturel dans son rôle de tyran domestique qui veut être non-seulement obéi, mais admiré. Les momens ne manquent pas d’ailleurs dans lesquels le caractère de Mme Guérin se relève ; elle excite l’admiration lorsqu’elle offre à Mme Lecoutellier d’aller vivre à la campagne afin de ne pas être un obstacle au mariage de son fils avec une si grande dame, et plus encore, lorsqu’elle ajoute avec une délicatesse si touchante : « Ne lui parlez pas de l’engagement que j’ai pris. Comme cela, il ne se doutera pas… Enfin il pourra toujours vous aimer autant. » L’héroïsme de l’amour maternel chez Mme Guérin, l’héroïsme de l’amour filial chez Francine, voilà les deux rayons de soleil de cette comédie, qui avait besoin d’être ennoblie par quelque endroit, puisqu’elle nous montre de préférence les tristes côtés du cœur humain,