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revint au château et se remit au lit. Le bruit courut qu’il venait d’être blessé par le prince de Conti, mais on ordonna le plus grand secret à tous les gens du service. On expédia un courrier à Fontainebleau, où se trouvait la cour, et le roi envoya aussitôt dans une de ses voitures son médecin, M. de Sénac, qui arriva quelques heures avant la mort. »


L’écrivain ajoute que ce récit, malgré sa vraisemblance, lui fit l’effet d’un conte du pays sous l’influence duquel Moret était resté ; la principale raison qui l’empêcha d’y croire, c’est que Moret n’avait pas été lui-même témoin du combat, et que son camarade, le vieux Desfins, avait toujours gardé sur ce point un silence absolu. Il en avait pourtant parlé à Moret, à moins que Moret n’ait tout inventé. Le silence absolu du témoin ne serait-il pas une présomption en faveur de la fidélité du récit que nous venons de transcrire ? On comprend que le brave homme, après avoir révélé une fois ce qu’il avait vu, se soit condamné ensuite à un mutisme impénétrable ; mais son silence parlait encore : en ne disant pas non, il disait oui. L’auteur du livre sur Chambord, loin de cacher son incrédulité à l’ancien valet de chambre, essaya de le contredire en lui rappelant que la mort du maréchal avait toujours été attribuée aux suites d’un refroidissement survenu près de l’étang. — Non, non, répondit le vieillard en secouant la tête, ils ont dit dans le temps que c’était un frisson, mais je suis sûr, moi, que le frisson dont est mort M. le maréchal était au bout de l’épée du prince de Conti. — Plusieurs paysans tinrent des propos semblables au voyageur[1], et aujourd’hui même sur divers points des contrées environnantes, cette tradition existe encore. Ainsi se serait tragiquement dénouée, si le fait est vrai, la lutte commencée sur les champs de bataille de Belgique entre le prince de Conti et le vainqueur de Fontenoy. Il n’est pas inutile de rappeler ici que le marquis d’Argenson, ayant à caractériser l’ambition fiévreuse, l’esprit irascible et brouillon du prince de Conti, lui attribue sans métaphore « un peu de folie, comme il y en a dans toute cette branche de la maison royale[2]. »

Quoi qu’il en soit, attaqué d’une fluxion de poitrine, conduit au tombeau par des excès de toute sorte, ou bien frappé en pleine poitrine par l’épée du prince de Conti, Maurice de Saxe était déjà mourant

  1. Voyez Chambord, par J.-T. Merle ; 1 vol. in-18, Paris 1832, p. 77-79.— Tant que le récit du vieux valet de chambre n’était attesté que par M. Merle, homme d’esprit, mais critique un peu léger, on pouvait ne pas y attacher beaucoup d’importance ; ce document acquiert une tout autre valeur depuis la publication du Journal du marquis d’Argenson. Tout en contestant le fait du duel, le marquis constate la rumeur populaire, et il n’est pas indifférent de voir cette rumeur, signalée en 1750, persister encore en 1820.
  2. Journal et mémoires du marquis d’Argenson, t. VI, p. 160, Paris 1864.