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à ses yeux qu’elle lui créait, comme le dit d’Argenson, une sorte de souveraineté. Voilà bien un trait fondamental et persistant de cette physionomie singulière ; il faut absolument un sceptre au bâtard du roi Auguste. Fils, frère, oncle de roi, et séparé du trône par cette barre fatale qui l’arrête, il est perpétuellement obsédé par des tentations irritantes. S’il a renoncé sans peine à Madagascar, c’est que l’imagination est contenue chez lui par l’esprit le plus pratique ; mais représentez-vous l’ardeur de sa passion quand il interroge l’étendue, le climat, les ressources de son île. Son île ! elle est petite, tant mieux ; c’est commencer sagement, qui trop embrasse mal étreint. Quel climat d’ailleurs ! quelles richesses après que des mains industrieuses auront coupé ces bois et défriché ces plaines ! Le souverain qui tirera de cette possession tout ce qu’elle peut fournir sera bientôt redoutable à ses voisins. Il l’a dit lui-même en ses Rêveries, les petites armées sont préférables aux grandes ; on les tient dans la main, et d’un mouvement rapide on les porte où l’on veut. Il en sera de même pour le roi des colons. Celui qui débute avec un îlot, s’il est intelligent et actif, pourquoi ne finirait-il pas avec un archipel ? Mais pendant que Maurice de Saxe s’apprête à prendre possession de son île, l’Angleterre et la Hollande, informées par les bruits de la cour, élèvent des réclamations. La France, qui a restitué toutes ses conquêtes aux signataires du traité d’Aix-la-Chapelle, s’obstinera-t-elle à garder un rocher des Antilles ? Non, certes ; l’intérêt est trop mince pour qu’on s’expose à irriter des puissances jalouses, et voilà le vainqueur de Fontenoy obligé de tourner ses regards ailleurs. C’est alors qu’il songe à la Corse, où un gentilhomme westphalien, douze années auparavant, avait si promptement gagné une couronne et si promptement l’avait perdue. Son projet de rassembler tous les Juifs européens et de les transporter dans les terres vierges d’Amérique pour en faire une nation indépendante doit aussi se rattacher à cette époque. Nous ne voyons pas, il est vrai, que ces entreprises aient laissé aucune trace écrite, la tradition seule en a conservé le souvenir. M. le baron d’Espagnac, M. d’Alençon, d’autres contemporains encore, l’éditeur des Rêveries, l’éditeur des Lettres et Mémoires du maréchal de Saxe, sont d’accord pour attester ces fantaisies grandioses ; les papiers de Maurice, les dépêches des ministres saxons à Paris, le Journal du marquis d’Argenson n’en disent pas un mot. Est-ce une raison pour les traiter de fables, comme le fait M. de Weber ? Je ne le pense pas. On n’invente point de telles choses. Il est tout naturel au contraire de se figurer Maurice irrité par le destin et lâchant la bride à son imagination impatiente. Après cela, que l’homme d’action, l’esprit net et positif ait fait taire le rêveur, je le crois sans peine. Voilà pourquoi ces chimères ont disparu sans laisser d’autres