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s’accorde pour la blasphémer. Détrompez-vous ; la masse nationale ne peut jamais être impie. C’est contre nature. C’est comme si on voulait se persuader, lorsque dans les maisons riches les Crassus se livrent à la gloutonnerie, et que dans les pauvres tavernes la canaille s’abandonne à l’ivresse, que toute la nation se gorge et s’enivre. Non ! il n’y a que les deux extrémités qui soient en ferveur de débauche, tout le corps de la nation est dans la sagesse ; les innombrables familles des gens de bien vivent sobrement dans leurs foyers, et ont horreur ou pitié des orgies de l’opulence et de la misère. Écrivains imprudens ! si vous veniez à persuader en effet que sous ce nom sacré de liberté publique, c’est la religion, c’est la vertu, c’est le premier des biens de l’humanité, la morale éternelle, que l’on veut livrer à tous les attentats de la licence, ah ! c’est alors que tous les honnêtes gens, c’est-à-dire toute la France, entendez-vous ? se soulèverait avec une indignation divine… » Ces paroles peuvent causer quelque surprise quand on se rappelle qu’elles ont retenti dans un club de 93 ; elles nous étonneraient moins, si nous connaissions mieux l’histoire de la bourgeoisie française au XVIIIe siècle. La lutte de Favart et de sa femme contre Maurice de Saxe est un des mille épisodes de cette histoire. Assurément ces deux champions de l’honneur bourgeois étaient un peu bohémiens par état, et plus exposés que beaucoup d’autres aux influences pernicieuses. Que de sentimens graves pourtant au milieu de leurs occupations joyeuses ! quel instinct des choses pures ! quel respect des devoirs et des émotions de la famille[1] !

Quant à Maurice de Saxe, qui nous a fourni à ses dépens l’occasion de ces remarques morales sur la société du XVIIIe siècle, c’est lui surtout qui prouve combien l’oisiveté est chose funeste. Cette nature impétueuse, qui ne sait se gouverner elle-même, a besoin de sentir le frein des événemens ; il lui faut l’action pour montrer ce qu’elle vaut. Qu’est devenu l’homme de Prague et de Fontenoy, le vainqueur animé de sentimens si doux, le général si dévoué au soldat ? Je ne vois plus ici qu’un galant ridicule ou un despote cruel[2]

  1. Qu’il nous soit permis de citer ici une des lettres familières de Mme Favart ; elle nous introduira naïvement dans l’intimité de l’honnête et gracieux ménage. C’est un billet daté du 4 mai 1764 et adressé à son jeune fils : « Courage, cher petit Favart, courage ! Je t’embrasse mille fois, mon cœur est content. Si tu sais penser comme je le crois, il te sera bien doux, en continuant de bien travailler, de faire le bonheur et de prolonger les jours de ton ami, de ta tendre amie, maman et papa. Songe bien à ta première communion ! c’est l’action la plus sérieuse de la vie de l’honnête homme. Songes-y bien, mon cher fils ! Adieu, je suis ta bonne petite maman. »
  2. Contradiction de la nature humaine ! mélange des sentimens les plus opposés chez le même personnage ! C’est peut-être à la même époque, c’est bien certainement aux deux dernières années de sa vie que se rapporte la lettre suivante où se manifeste avec naïveté un respect de la foi conjugale bien rare au XVIIIe siècle dans les classes