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l’ennui. Il avait toujours dans son camp un opéra-comique. C’était à ce spectacle qu’il donnait l’ordre des batailles, et ces jours-là, entre les deux pièces, la principale actrice annonçait ainsi : « Messieurs, demain relâche au théâtre, à cause de la bataille que donnera M. le maréchal ; après-demain, le Coq du Village, les Amours grivois… »

« Deux actrices de ce théâtre, Chantilly et Beaumenard, étaient ses maîtresses favorites, et leur rivalité, leur jalousie, leurs caprices, lui donnaient, disaient-il, plus de tourmens que les hussards de la reine de Hongrie. J’ai lu ces mots dans une de ses lettres. C’était pour elles que Mlle Navarre avait été négligée. Il trouvait en elle trop de hauteur, et pas assez de complaisance et d’abandon. Mlle Verrières, avec infiniment moins d’artifice, n’avait pas même l’ambition de le disputer à ses rivales ; elle semblait se reposer sur sa beauté du soin déplaire, sans y contribuer d’ailleurs que par l’égalité d’un caractère aimable et par son indolence à se laisser aimer.

« Les premières scènes que nous répétâmes ensemble furent celles de Zaïre avec Orosmane. Sa figure, sa voix, la sensibilité de son regard, son air de candeur et de modestie, s’accordaient parfaitement avec son rôle, et dans le mien je ne mis que trop de véhémence et de chaleur. Dès notre seconde leçon, ces mots : Zaïre, vous pleurez ! furent l’écueil de ma sagesse.

« La docilité de mon écolière me rendit assidu. Cette assiduité fut malignement expliquée. Le maréchal, qui était alors en Prusse, instruit de notre intelligence, en prit une colère peu digne d’un aussi grand homme. Les 50 louis que Mlle Verrières touchait par mois lui furent supprimés, et il annonça que de sa vie il ne reverrait ni la mère ni son enfant. Il tint parole, et ce ne fut qu’après sa mort, et un peu par mon entremise, qu’Aurore fut reconnue et élevée dans un couvent comme fille de ce héros. »


Quand le maréchal fut de retour à Paris, sa colère éclata de plus belle. À la ville, à la cour, il allait contant ses griefs à qui voulait l’entendre ; il en parla au roi lui-même. « Ce petit insolent de poète ! » disait-il, et là-dessus c’étaient des plaintes vraiment risibles, suivies de menaces qui pouvaient tourner au tragique. Marmontel a beau dire, à propos des protégées du maréchal : « Je n’avais que celles qu’il abandonnait ; » cette excuse si humble ne désarmait pas la fureur de Maurice, et le poète voyait déjà le moment où il allait être obligé de croiser le fer avec le vainqueur de Lawfeld. Tel est sans doute le sens de ces paroles : « J’étais dans des transes d’autant plus cruelles que j’étais résolu, au péril de ma vie, de me venger de lui s’il m’eût fait insulter. » Lœwendal, Sourdis, Flavacourt, les amis les plus intimes de Maurice, eurent toutes les peines du monde à calmer cette fureur bavarde, qui égayait la cour à ses dépens.

Lorsque les Mémoires de Marmontel furent publiés en 1804, cinq ans après la mort de l’auteur, Aurore de Saxe, si digne, si pure, ressentit le plus vif chagrin de ces révélations indiscrètes. Outre les aventures que nous venons de rappeler, on y voyait que la trop sensible