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d’être accueillies avec des transports d’admiration assez difficiles à expliquer aujourd’hui. Un jour, une ancienne cantatrice de l’Opéra-Comique, Mme Durancy, dont Marmontel avait tenu l’enfant sur les fonts baptismaux, lui proposa d’enseigner la déclamation à une jeune femme de sa connaissance. « Mon compère, voulez-vous que je vous donne une jeune et jolie actrice à former ? Elle aspire à débuter dans le tragique, et elle vaut la peine que vous lui donniez des leçons. C’est Mlle Verrières, l’une des protégées du maréchal de Saxe. Elle est votre voisine ; elle est sage, elle vit fort décemment avec sa mère et avec sa sœur. Le maréchal, comme vous savez, est allé voir le roi de Prusse, et nous voulons, à son retour, lui donner le plaisir de voir sa pupille au théâtre jouant Zaïre et Iphigénie mieux que Mlle Gaussin. Si vous voulez vous charger de l’instruire, demain je vous installerai ; nous dînerons chez elle ensemble. » À ce nom du maréchal de Saxe, le jeune poète dut dresser les oreilles. Quelques mois auparavant, une autre protégée du vainqueur de Fontenoy, la fantasque, la folle Mlle Navarre, était venue se jeter au cou du jeune poète, et bon gré, mal gré, par les violences comme par les prestiges de la passion, l’avait précipité dans le tourbillon de sa vie. N’y avait-il pas quelque péril pour lui à se rapprocher du maréchal de Saxe ? N’allait-il pas éveiller des colères qui n’avaient pas encore eu l’occasion d’éclater ? Laissons répondre Marmontel lui-même dans ces Mémoires, trop peu connus, qui peignent si bien la société du XVIIIe siècle.


« Mon aventure avec Mlle Navarre ne m’avait point aliéné le maréchal de Saxe ; il m’avait même témoigné de la bienveillance, et avant qu’Aristomène fût mis au théâtre, il m’avait fait prier d’aller lui en faire la lecture. Cette lecture tête à tête l’avait intéressé ; le rôle d’Aristomène l’avait ému. Il trouva celui de Léonide théâtral. « Mais, corbleu ! me dit-il, c’est une fort mauvaise tête que cette femme-là ! Je n’en voudrais pas pour rien. » Ce fut là sa seule critique. Du reste, il fut content, et me le témoigna avec cette franchise noble et cavalière qui sentait en lui son héros. Je fus donc enchanté d’avoir une occasion de faire quelque chose qui lui fût agréable, et très innocemment, mais très imprudemment, j’acceptai la proposition.

« La protégée du maréchal était l’une de ses maîtresses. Elle lui avait été donnée à l’âge de dix-sept ans. Il en avait eu une fille reconnue et mariée depuis sous le nom d’Aurore de Saxe. Il lui avait fait, à la naissance de cette enfant, une rente de 100 louis ; il lui donnait de plus, par an, 500 louis pour sa, dépense. Il l’aimait de bonne amitié ; mais, quant à ses plaisirs, elle n’y était plus admise. La douceur, l’ingénuité, la timidité de son caractère n’avaient plus rien d’assez piquant pour lui. On sait qu’avec beaucoup de noblesse et de fierté dans l’âme, le maréchal de Saxe avait les mœurs grivoises. Par goût autant que par système, il voulait de la joie dans ses armées, disant que les Français n’allaient jamais si bien que lorsqu’on les menait gaîment, et que ce qu’ils craignaient le plus à la guerre, c’était