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rapportés d’Espagne, passait pour une sorte de don merveilleux. Les deux sœurs ne se lassaient pas de le voir transformer instantanément une page blanche en un croquis représentant la véranda, la citerne, le groupe d’orangers et de palmiers du patio, Ramona remplissant au puits son amphore, ou Eusebia filant sur le seuil de sa chambre… Pour elles, ce changement à vue était presque de la magie, et elles demandaient comme une grâce la faveur de feuilleter les albums du voyageur anglais. Celui de l’Alhambra surtout, où elles ne voyaient qu’églises et chapelles, leur plut infiniment. Sir Henri ayant écrit au bas d’un de ces dessins quelques mots tirés du Dernier des Abencerrages, Mercedes en demanda la traduction. L’Anglais conta aussitôt, sans omettre aucun de, ses gracieux détails, l’admirable histoire de doña Blanca et du Maure Hassan. José et Manuel, debout contre les piliers de la véranda, écoutaient de toutes leurs oreilles. — Ainsi, dit Mercedes avec une gravité recueillie, doña Blanca a refusé de jamais se marier, parce qu’elle ne pouvait pas épouser celui qu’elle aimait ?

— Oui, señorita.

— Je pense qu’elle a bien fait.

Sir Henri détourna l’entretien, craignant d’être allé trop loin, n’eut d’autant plus de regrets d’avoir conté cette histoire que, deux ou trois jours après, comme il apprenait à Mercedes à faire des greffes de roses, il vit arriver en bondissant dans le jardin les deux petites biches, joyeuses et empressées comme des enfans captifs à qui l’on rend la liberté. Elles se précipitèrent aux pieds de la jeune fille, qui jeta un cri de surprise. Chacune d’elles portait à son cou mince et gracieux un charmant collier de cuir tressé, orné de rosettes d’argent ciselé que sir Henri reconnut pour celles de la bride de José. Une rougeur fugitive colora le visage de Mercedes, et un léger tremblement agita ses mains. Néanmoins elle se contint, et, appelant Dolores, elle la pria de reconduire les deux biches dans leur petit salon de travail. Sir Henri remarqua cet incident, et ne put se défendre, en pensant à l’avenir de la jeune fille, d’un vague sentiment d’inquiétude et de tristesse.

La lettre de don Estevan Gonzalès était partie depuis plusieurs jours, et il comptait recevoir d’un moment à l’autre la visite de son vieil ami et de ses deux fils. En attendant, pour distraire sir Henri, il organisa dans le campo des courses, des chasses, des parties de pêche. Comme il conduisait son hôte à l’un de ses postes (nom que l’on donne au stationnement du bétail sur un point désigné), don Estevan se plut à faire briller l’adresse de ses péons dans l’emploi du lasso. — Señor, dit-il à sir Henri en lui montrant un jeune cheval qui fuyait, rapide comme le vent, à travers les llanos, à quelle jambe voulez-vous qu’on boule ce potrillo (poulain) ?