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à être inquiet. Les chevaux refusaient d’avancer et luttaient péniblement contre l’asphyxie. Si loin que portât la vue, aucune habitation ne se montrait dans le campo. — Il faut gagner la forêt, dit le vaquiano à sir Henri, et y attendre la fin de l’ouragan. S’il se termine par un aguacero (trombe d’eau), nous serons toujours moins exposés sous les arbres que dans le campo, et le vent nous maltraitera moins.

Ainsi firent les deux voyageurs. Ils atteignirent bientôt la lisière d’un bois de caroubiers où ils mirent pied à terre. Une herbe fraîche et fine entourait les arbres, et de larges graminées couvraient le sol. Les chevaux, débridés et attachés au lasso, paissaient de leur mieux. Le vaquiano s’éloigna de quelques pas, huma l’air, allant et venant avec une anxiété visible. Sir Henri s’en aperçut. — Qu’y a-t-il, Pastor ?

— Il y a, répliqua celui-ci, que nous ne devons pas être bien loin des Indiens, et, caramba, je ne me soucie guère de ce voisinage.

Sir Henri, ne voyant tout autour de lui que des arbres et de l’herbe, se demandait si Quiroga ne rêvait pas tout éveillé ; mais le guide, lui montrant dans le gazon de petits trous ronds, distans de quelques pas les uns des autres. — Ceci, dit-il, est la marque des piquets à l’aide desquels les Indiens étendent et sèchent les peaux d’animaux qu’ils tuent à la chasse. L’herbe en a encore l’odeur ; ne la sentez-vous pas ?… Et voyez, señor, continua le vaquiano en faisant quelques pas de plus, voici les traces d’un feu ; ils avaient une femme avec eux : je vois sur la cendre l’empreinte d’un très petit pied et quelques touffes de poil de loutre provenant d’un kiapi[1]. Caramba ! pourvu que ces gaillards-là soient déjà loin, et n’aient pas l’idée de rebrousser chemin !

— Eh bien ! nous nous défendrons.

— Ah ! señor, on voit bien que vous ne connaissez pas les Indiens ; ils sont pires que les Maures, et tant qu’il y en aura dans ce pays-ci, personne ne pourra y vivre en paix.

Quiroga parlait encore, lorsqu’un léger bruit se fit derrière sir Henri. Il se retourna et aperçut une femme de trente-six à trente-huit ans, de haute taille, au visage bronzé. Ses traits réguliers avaient une expression dure et chagrine. Quelques mèches argentées brillaient au milieu de l’épaisse chevelure noire qui lui tombait sur le cou. Elle était vêtue avec soin. Sa chemise de percale blanche, brodée aux manches et aux épaules, était à demi couverte par un châle à raies brillantes ; une jupe de perse anglaise descendait jusque

  1. Manteau porté par les chinas, nom que les créoles donnent aux femmes des Indiens.