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elles purent se nourrir d’herbes. Les pauvres petites bêtes s’attachèrent à elles ; elles les suivaient partout comme de jeunes chiens. Lorsque les deux sœurs brodaient sous la véranda, entourées de fleurs, les gazelles à leurs pieds, des lianes flottantes au-dessus de leurs têtes, il eût été difficile à un artiste ou à un poète de rêver un plus ravissant tableau.

Mercedes étant venue au monde la première, on l’appelait la major, l’aînée ; elle était un peu plus grande que sa sœur. Cette différence de taille était la seule qui les fît reconnaître, car du reste leur ressemblance était parfaite. Mercedes avait aussi plus d’initiative et de résolution ; elle gouvernait en réalité Dolores, dont l’obéissance était instinctive et cordiale, tant sa sœur mettait de douceur et de grâce insinuante à se saisir de son âme et de sa pensée.

Lorsqu’elles parurent pour la première fois au bal du gouverneur à Santa-Fé, elles firent grande sensation, même dans ce pays où la beauté n’est point rare. Vêtues de taffetas rose, leurs cheveux ornés de jasmins du Cap et de belles perles qui avaient appartenu à leur mère doña Isabel, elles étaient charmantes. Quelques jours après, don Estevan reçut plusieurs propositions de mariage pour ses filles. Il les déclina, prétextant leur extrême jeunesse ; mais un ou deux mois après arrivèrent à l’estancia de Santa-Rosa deux jeunes gens, fils d’un Catalan ami de don Estevan. C’étaient, comme les Catalans le sont d’ordinaire, de beaux hommes, aux yeux bleu foncé, au teint coloré, aux cheveux châtains. Eusebia les déclara buen mozos (de jolis garçons), et don Estevan les traita avec une considération marquée. Les deux sœurs parurent leur accorder peu d’attention. Pendant leur séjour à l’estancia, ils donnèrent cependant lieu à une scène assez significative pour attirer les regards de Mercedes, plus observatrice que Dolores.

Un jour, don Estevan se trouvait avec ses hôtes dans la seconde cour, parlant d’une course qu’il projetait de faire avec eux jusqu’à une petite ferme qu’il possédait non loin de l’habitation. José et Manuel étaient occupés à seller pour eux-mêmes les beaux chevaux richement caparaçonnés qu’ils tenaient de don Estevan. Celui-ci se tourna vers eux. — Préparez, dit-il, des chevaux pour ces caballeros et pour moi.

José le regarda d’un air sombre et hautain ; puis, appelant un petit péon qui se roulait dans la poussière comme un poulain : — Cipriano, dit-il, va dire au corral que l’on amène ici deux chevaux pour ces étrangers, et fais venir aussi Corazon pour que je lui passe la bride de don Estevan.

Le maître de l’estancia, préoccupé, ne remarqua pas l’incident, qui n’échappa point à sa fille aînée. S’adressant de nouveau à José : — Vous nous accompagnerez, dit-il.