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d’un ange endormi. Don Estevan suivait des yeux ces funèbres apprêts. Les petites filles se mirent à pleurer.

Santa. Maria ! s’écria Eusebia, voilà ces enfans qui pleurent, et nous n’avons point de nourrice !

Don Estevan se frappa le front.— J’en connais une, dit-il ; je vais la chercher.

Il reparut un instant après avec une femme indienne d’une stature colossale : elle avait le teint bronzé, les dents éblouissantes ; ses cheveux tombaient droit comme des crins, ses mains et ses pieds étaient petits. Ses traits auraient été assez beaux sans une expression de fixité dure et sauvage qui les déparait. Une couverture de laine était entortillée autour d’elle en guise de jupe. Une sorte de châle enroulé à son cou et formant un sac du côté du dos soutenait un enfant de six à huit mois dont la tête endormie reposait sur son épaule. Un autre enfant de deux à trois ans se cramponnait à sa robe. À l’entrée de la chambre, elle s’arrêta. Elle regarda curieusement la vaste pièce au sol couvert de nattes, le plafond traversé par des poutres sculptées, les fauteuils antiques de cuir de Cordoue, les tableaux religieux de l’ancienne école espagnole qui ornaient les murs blancs ; puis, quand ses yeux se furent reportés sur la fraîche dépouille de doña Isabel, une sorte de stupeur morne se répandit sur ses traits.

— Avancez, Carmen, lui dit don Estevan.

L’Indienne fit quelques pas, et, s’agenouillant avec le respect que les fils du désert ont pour la mort, elle resta recueillie, murmurant dans une langue inconnue quelques paroles brèves, gutturales, semblables à un chant plaintif.

En se relevant, elle aperçut les deux petites filles qu’Eusebia venait de prendre dans leur berceau. Les traits durs de Carmen s’éclairèrent d’un beau sourire.— Bijoux de mon âme ! s’écria-t-elle en mauvais espagnol, qu’elles sont jolies ! Puis-je les nourrir ?

Eusebia mit les deux petites filles sur ses genoux, et celles-ci, bientôt apaisées et endormies, furent replacés dans leur petit lit.

Cependant les deux enfans de Carmen, deux charmans petits garçons, considéraient d’un air ébahi les objets qui les entouraient. Don Estevan, absorbé dans sa douleur, n’avait point fait attention à eux. Eusebia les regardait avec l’espèce de dédain que les mulâtres ont pour les Indiens. Elle était bonne néanmoins, et, rappelant tout son courage pour quitter la chambre où reposait du dernier sommeil celle qu’elle avait aimée comme sa fille, elle fit signe à Carmen de la suivre vers les dépendances de l’estancia. Arrivée là, elle installa la nourrice dans un petit rancho ou bâtiment de terre recouvert de paille ; puis elle lui donna un cuir de cheval pour elle, des toisons d’agneaux pour ses enfans, et prit à la cuisine un plat