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le fleuve sur les grands steamers du Paraguay, mais de choisir plutôt les goëlettes gênoises qui font la navigation du fleuve. Il monta donc à bord d’un petit bâtiment à voiles, la Joven-Baldomera, capitaine ! don Gaëtano Peretti. Il y trouva un équipage composé de ces braves marins italiens qui quittent leur belle patrie pour venir gagner, par dix ou quinze années de rude labeur sur le continent américain, le droit de se reposer dans leurs vieux jours : excellentes gens gais comme des enfans, sobres, probes, courageux, et qu’on s’attache facilement par une parole bienveillante ou par une marque de sympathie.

La Joven-Baldomera, jolie goélette peinte à neuf, propre et coquette, se balançait gracieusement sur ses ancres. Elle était en grande rade quand sir Henri y aborda vers trois heures de l’après-midi. Don Gaëtano le reçut sur le pont, et installa son mince bagage dans l’unique cabine du navire. On arrangea près du grand mât une petite cuisine, où frissonnait, dans une casserole de cuivre fort propre la carbonada, mélange de bœuf et de mouton cuit au riz, aux tomates et aux épices. Des quartiers de viande séchée à l’air étaient suspendus à la proue. Du côté de la poupe, dans une sorte d’armoire, don Gaëtano fit voir à sir Henri des dames-jeannes de vin carlon, des oranges, des pâtes de Gênes, des raisins secs et des noix de Mendoza, de beaux légumes et des pommes de Montevideo, des poivrons rouges comme du corail, des tomates, des olives, et ces mille petites herbes odoriférantes qui aromatisent la cuisine des gens du midi. Le temps était parfaitement calme. Le Rio de la Plata, immense comme la mer, confondait ses lignes avec celles de l’horizon. Don Gaëtano attendait le vent, qui dans ces parages s’élève d’ordinaire vers le soir, pour appareiller et tâcher d’arriver à l’une des quatre embouchures du Parana, Vers cinq heures, la brise se leva en effet, mais avec une telle violence que le capitaine jugea prudent de ne point partir. Le fleuve, labouré par un vent de sud-ouest, se gonflait en vagues énormes qui déferlaient avec furie contre des îlots dont les contours se distinguaient encore à l’horizon. La goélette chassait sur ses ancres et semblait au milieu de la tourmente comme une feuille d’arbre devenue le jouet de l’ouragan ; mais avec ses mâts calés, ses voiles carguées, son capitaine l’œil au guet et ses hommes d’équipage prêts à la manœuvre, la Joven-Baldomera était loin de faire une mauvaise figure. Cependant l’orage ne s’apaisait pas. Quoique le soleil ne fût pas couché, de vastes ténèbres enveloppaient le Rio de la Plata ; un seul point du ciel demeuré clair répandait une lueur blafarde qui permettait de voir les objets comme à travers un voile grisâtre. Les parois du ciel ressemblaient à une muraille de fonte qu’une fournaise cachée eût crevassée de place en place pour en faire jaillir des ruisseaux de