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illustre, éprouvé par les calamités de la vie publique, convaincu par son propre exemple de la mutabilité des choses de la terre, pouvait trouver des argumens à son usage, qui n’auraient point touché le cœur d’une mère. Sénèque fit davantage en composant pour Marcia, fille de Cremutius Cordus, cette héroïque victime des tyrans, et mère d’un fils enlevé par une mort naturelle, une épître consolatoire que l’on compte parmi ses chefs-d’œuvre. Stoïcien comme Marcia et comme son père, il a presque une religion à la disposition de son âme, pour y puiser des paroles de soulagement et des forces. Sans se borner à d’impuissantes considérations sur l’ordre fatal de la nature et à des similitudes qui ne convainquent jamais, il représente à la fille de Cremutius Cordus, en un magnifique tableau, ce grand Romain accueillant son petit-fils dans la patrie des âmes justes et lui faisant contempler à ses côtés le spectacle merveilleux de l’univers, jusqu’à ce que l’ensemble des êtres rentré au sein de Dieu en ressorte de nouveau, pour vivre et mourir encore, à travers des transformations infinies. Mais comme cette religion, imposante devant la pensée, est peu accessible aux tendresses du cœur ! Comme ce Dieu des stoïciens, impersonnel, impassible, insaisissable à l’imagination, est un consolateur timide et froid ! On est tenté de plaindre les mères païennes, à qui la plus sublime des philosophies ne fournissait pas de remèdes plus énergiques contre les tentations du désespoir. Bien autres étaient ceux que le christianisme offrait à Jérôme, et dont il se servit avec une habileté de cœur égale à son éloquence.

Il commence par rappeler à Paula tout ce qu’il y avait de distinctions dans sa fille, cette jeune femme de vingt ans « qui avait levé avec une foi si fervente l’étendard du crucifié ; » il énumère avec complaisance et la finesse gracieuse de son esprit, et l’étendue de son intelligence, et la sûreté de sa mémoire, sa piété enfin et les touchans détails de sa mort ; puis, s’arrêtant tout à coup :


« …… Que fais-je ici ? s’écrie-t-il ; je veux arrêter les larmes d’une mère, et voilà que je pleure ! Oui, je confesse ma douleur, ce livre sera écrit avec mes larmes. Eh quoi donc ! Jésus n’a-t-il pas pleuré Lazare parce qu’il l’aimait ? Celui-là n’est pas un bon consolateur qui étouffe ses propres gémissemens, qui ne sait pas pleurer et parler à la fois, et dont les entrailles ne ressentent pas les douleurs qu’il veut soulager. Oui, Paula, j’en atteste Jésus, dont ta Blésille suit la trace, mêlée au chœur des saintes veuves ; j’en prends à témoin les anges dont elle est maintenant la compagne ; oui, père de cette fille par l’esprit et son nourricier par la charité, je souffre tous les tourmens que tu souffres, et je me prends parfois à dire : « Périsse le jour où je suis né ! » Crois-tu que je ne sente pas moi-même bouillonner parfois dans mon âme les flots de la révolte, que je ne me demande pas pourquoi des vieillards impies jouissent des biens du siècle, tandis que la jeunesse