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était en mauvais termes avec l’Égypte, et ne savait qui envoyer avec quelque chance de succès. Il s’ouvrit alors à Mgr de Jacobis et le pria d’aller lui-même, — lui nommé abouna par Rome, — chercher son rival. Mgr de Jacobis accepta sans hésiter cette étrange proposition. Il s’était dit que, quelque parti qu’il prît, le nouvel abouna m’en arriverait pas moins, et qu’il valait mieux gagner sa sympathie, ou du moins sa neutralité, que de s’en faire un ennemi.

Salama, patriarche actuel d’Ethiopie, est un des spécimens les plus tristes du clergé copte. Orgueilleux, violent, avide, brouillon, il partage son temps entre l’usure, l’intrigue et le commerce. Et quel commerce ! Il fait la traite des esclaves, enlève les vases sacrés des églises et les expédie par ballots en Égypte ; un de ces envois fut saisi et séquestré, il y a environ dix ans, à Djeddah par le consul de France, M. Rochet d’Héricourt. Les mœurs de Salama sont si décriées qu’un jour son confesseur, le père Joseph, révéla en pleine place publique, à Gondar, sa dernière confession, et apprit aux fidèles que le patriarche avait neuf maîtresses, dont deux nonnes. Son ignorance est proverbiale, et les memhirs (professeurs de théologie) lui soumettent malicieusement des questions insolubles pour lui, et dont il se tire en excommuniant les questionneurs. Depuis que règne Théodore II, Salama a dix fois conspiré contre lui. Les jugemens les plus divers ont cours sur sa foi religieuse : la plupart le croient protestant parce qu’il était au Caire élève de l’école protestante de M. Lieder, et que le consulat britannique du Caire n’a pas été étranger à sa désignation. Cet homme, qui ne croit qu’à l’argent et au plaisir grossier, est le promoteur le plus fanatique des persécutions religieuses. Ainsi, à peine installé à Gondar et ne pouvant lutter d’influence avec la mission catholique, il recourut à Oubié pour la faire expulser. Oubié, qui n’usait de violence qu’à contre-cœur, se vit forcé d’éloigner Mgr de Jacobis ; mais il lui permit de prendre une bonne position sur la frontière, dans les villages catholiques de Halaï, Ali-tiéna et la province de Zenadeglé.

On comprend maintenant pourquoi en 1854 Kassa sommait Oubié de lui payer tribut et de lui envoyer l’abouna. C’étaient deux signes de soumission spirituelle et temporelle qu’un homme aussi puissant qu’Oubié ne pouvait accorder du premier coup. Il y avait vingt-deux ans qu’il exerçait l’autorité royale dans un pays grand comme le royaume actuel de Pologne, et qu’il commandait à ces Tigréens qui se regardent avec raison comme la branche aînée du peuple abyssin, les populations du centre et du sud, les Ambaras, n’étant à leurs yeux que des barbares belliqueux qui avaient réussi. Leur succès, je dois le constater en passant, a beaucoup tenu, à leur esprit, plus solide et plus mûr que celui des Tigréens ; ceux-ci, spirituels, aimables, insoucians, anarchiques, sont en quelque sorte