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envoya au Tigré des frères moraves qui étaient, comme le sont en général les missionnaires, des gens personnellement honorables, mais des sectaires maladroits. Les moraves crurent faire de l’audace apostolique en déclarant une guerre brutale et grossière à toutes les traditions bonnes ou mauvaises du culte abyssin. Ainsi un jour d’abstinence solennelle ils tuèrent une vache dont ils distribuèrent gratuitement la chair à tout venant, regardant comme un grand triomphe d’avoir amené quelques pauvres gens à sacrifier à leur gourmandise leurs scrupules de conscience. Leurs violences de langage à l’égard du culte de la Vierge et des saints, surtout un propos cynique sur la Vierge, les rendirent odieux aux Tigréens, et Oubié, le champion officiel du culte national, fit une chose très populaire en les expulsant d’Abyssinie.

La propagande de Rome n’avait pas attendu ce dernier moment pour tenter l’envoi d’une mission en Abyssinie. Dès 1838, elle y avait lancé un capucin, homme jovial, souple, hardi, instruit d’ailleurs et capable de lutter d’arguties avec les debteras les plus quintessenciés ; mais la mission ne fut constituée que vers 1840, à l’arrivée de l’évêque catholique romain d’Abyssinie, Mgr de Jacobis, d’une famille patricienne de Naples, l’un des hommes les plus éminens de nos missions contemporaines. Mgr de Jacobis apportait en Abyssinie une nature militante, une énergie invincible, une piété indulgente et conciliatrice, des mœurs inattaquables. Sa charité éclairée allait des chrétiens aux musulmans, encore plus fanatiques dans ce pays qu’ailleurs : aujourd’hui même ceux-ci ne parlent d’abouna Yakoub (Mgr de Jacobis) qu’en lui donnant l’épithète de kédons, le saint. Le vieux cheikh d’Embirami, sorte de marabout qui exerce une véritable royauté dans un rayon de plus de cinquante lieues autour de Massaoua, répondait à ses disciples, qui lui reprochaient d’aller à pied malgré son grand âge : « Comment ! kedous Yakoub, qui est plus près de Dieu que moi, plus grand que moi, qui est né dans le luxe, va à pied de Massaoua au pays des Bogos, et moi je ne daignerais pas faire une heure de chemin sans ma mule ! » Oubié, devant qui tout le Tigré tremblait, descendait humblement de cheval quand il passait devant la porte de Mgr de Jacobis.

Cet apôtre n’avait qu’un défaut : il croyait beaucoup plus à l’efficacité des manœuvres diplomatiques qu’à celle de l’enseignement évangélique en matière de propagande. Il débuta en Abyssinie par une faute grave : il voulut tourner des situations qu’il eût peut-être été plus digne de trancher. Le siège patriarcal était vacant. Oubié, qui songeait à se faire couronner négus, annonça qu’il allait faire les frais d’une ambassade chargée d’aller demander à Alexandrie un nouvel abouna, un jeune Copte de Minié du nom de Salama ; mais il