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« Est-ce qu’il se croit l’homme indispensable ? N’y a-t-il pas d’autres braves que lui ? » Ras Ali eut la faiblesse de les écouter, et déclina une offre qui l’eût peut-être sauvé. En effet, une grande partie du prestige de Kassa tenait à sa bravoure personnelle, et c’est un avantage que pouvait alors lui disputer Beurrou. Le jeune chef, irrité, se retira sur son rocher inaccessible (amba) de Djibela, et attendit l’attaque, qui n’était pas difficile à prévoir pour qui connaissait le nouveau vainqueur. Celui-ci en effet ne tarda point à se montrer. Beurrou, changeant tout à coup de tactique, quitta l’amba, dont il laissa la garde à sa femme, et descendit dans la plaine pour commencer une guerre d’escarmouches dont Kassa avec raison ne s’inquiéta pas un moment. Il cerna l’amba, et fit amener au pied de la forteresse le frère de la châtelaine, en avertissant celle-ci que la vie de ce frère dépendait de sa soumission. Kassa connaissait parfaitement les idées de son pays, et savait que les affections conjugales y pâlissent devant les liens du sang : la dame d’ailleurs, avait été précédemment enlevée à un mari qu’elle aimait et mariée de force à Beurrou. Elle livra Djibela en stipulant pour toute condition qu’elle ne serait pas rendue à Beurrou et ne le reverrait de sa vie. Apres avoir saccagé Djibela et le pays environnant, Kassa se mit à la poursuite de son ennemi, l’atteignit et lui présenta la bataille ; mais les soldats de Beurrou posèrent les armes, et leur chef, découragé, en fit autant. Ici se place une scène bizarre qu’on pourrait croire imitée de celle du roi Jean et du Prince-Noir, si Kassa avait été un érudit. Il invita Beurrou à souper avec lui, le traitant avec une courtoisie respectueuse, l’appelant mon seigneur (ienâta), lui offrant à boire de ses propres mains. Le rêve fut court, et le réveil brusque : à la fin du repas, Beurrou fut mis aux fers et envoyé à la prison d’état de Sar-Amba (1854).

Toute l’Abyssinie centrale était conquise. Il ne restait plus debout, en face de l’heureux fils de Haïlo-Mariam, que le vieil Oubié dans sa vice-royauté du Tigré, et c’était mal connaître Kassa que de supposer qu’il s’arrêterait à mi-chemin. Songeait-il dès cette époque à la mission divine qu’il s’est attribuée plus tard et qui a été le mobile de tous ses actes pendant les meilleures années de son règne ? Je ne sais ; en tout cas, il n’en parlait encore, à personne. Avec le rusé vice-roi, la lutte allait entrer dans une voie de négociations et de perfidies diplomatiques pour l’intelligence desquelles il faut reprendre ce récit de plus loin et de plus haut.


II

On sait que le peuple abyssin professe, depuis plus de quatorze siècles, un rit catholique oriental où l’interruption des rapports avec