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avec une déplorable facilité. Des presbytres, des évêques même donnaient l’exemple de cette lâcheté honteuse. Les écrits de Tertullien abondent en faits de ce genre. S’il faut l’en croire, le martyre lui-même n’était pas toujours pur et savait parfois se faire très bien payer sa mise en scène. On peut admettre chez lui plus d’une exagération de puritain ; mais en somme ces allégations fâcheuses pour les premiers chrétiens trouvent leur confirmation ailleurs. On a décidément abusé de l’église primitive et de sa pureté immaculée. La lettre de Pline à Trajan[1] nous en dit assez quand elle raconte avec quelle facilité le proconsul obtint d’un grand nombre de chrétiens qu’ils sacrifiassent de nouveau aux idoles et. aux images de l’empereur en maudissant le Christ. À peine quelques mesures de rigueur avaient-elles été édictées, que les temples déserts s’étaient remplis et que les solennités païennes interrompues avaient été reprises.

On s’habituait donc à l’idée de vivre avec un monde qui n’avait pas l’air de vouloir finir aussitôt qu’on l’aurait cru. En même temps que l’église s’humanisait d’un côté et se relâchait de l’autre, on voyait diminuer et même disparaître en bien des endroits ces formes violentes, excentriques, de la piété chrétienne primitive, et qui, acceptées, en un sens naturelles au moment de la surexcitation tumultueuse des premiers jours, ne pouvaient plus que dégénérer en abus ou en spectacles ridicules maintenant que le torrent de l’esprit chrétien tendait à régulariser son cours et à l’élargir. Ici encore le mal marchait de pair avec le bien. Si la piété chrétienne devenait plus digne, plus sérieuse, plus maîtresse d’elle-même, plus apte à commander le respect, à se concilier les sympathies des non-chrétiens, on pouvait regretter qu’elle perdît en même temps, sa ferveur enthousiaste, sa chaleur communicative, sa puissante mysticité. À la poésie succédait la prose.

Voilà la situation qui a engendré le montanisme. Il a voulu réagir contre la mondanité de l’église, et, prédécesseur en cela des irwingiens de nos jours, il a prétendu reproduire les charismes ou les dons extraordinaires de l’esprit qui semblaient avoir été le monopole de l’église apostolique. Ainsi s’explique le résumé qu’au Ve siècle Épiphane donne avec beaucoup de justesse des prétentions montanistes : « Il faut que, nous aussi, nous recevions les charismes, et la sainte église de Dieu doit les recevoir aussi. » L’Importance historique du montanisme, c’est qu’il clôt par son apparition la forme primitive de la piété chrétienne, et consacre par sa disparition la prépondérance définitive de celle qui prévalut longtemps depuis lors. Outre Tertullien, le montanisme africain peut se vanter d’avoir fourni

  1. Plimi Epist., XCVI.