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passer pour le Saint-Esprit lui-même, et cette niaise accusation a été bien longtemps acceptée par des historiens sérieux. La réalité est seulement que, dans ses heures de ravissement, l’esprit parlait par sa bouche à la première personne. « Je suis le Seigneur Dieu tout-puissant descendu dans un homme, » dit-il dans un de ses premiers oracles rapporté par Épiphane. Comme il est facile de s’y attendre, des femmes ne tardèrent pas à s’éprendre de cette religion nerveuse. Deux d’entre elles surtout, Maximilla et Priscilla, remplirent l’Asie-Mineure de leurs extases et de leurs prédications exaltées. Nous avons, tracé de la main de Tertullien lui-même, le portrait d’une de ces prophétesses, dont la ressemblance avec nos somnambules extra-lucides est frappante. « Il est une sœur parmi nous, dit-il[1], à qui le don de révélation a été accordé. C’est en extase, pendant les solennités dominicales, qu’elle subit la puissance de l’esprit révélateur. Elle converse avec les anges, Quelquefois même avec le Seigneur ; elle voit, elle entend les choses sacrées, quelquefois elle devine les pensées secrètes (corda dignoscit) et suggère des remèdes à ceux qui les désirent. » Du resté, les prophétesses, parmi les montanistes, semblent avoir été plus nombreuses que les prophètes. Cela est en rapport avec la nature physiologique de ces mouvemens où l’extase joue un si grand rôle. Ce fut sans doute dans le besoin confusément senti de légitimer auprès des chrétiens ce phénomène quelque peu suspect que plusieurs prophétesses déclarèrent avoir reconnu dans leurs visions le Christ qui s’avançait vers elles, vêtu d’habits de femme.

Ainsi se forma un parti religieux qui se vanta de posséder exclusivement le Saint-Esprit, d’annoncer les révélations suprêmes, de vivre avec l’austérité requise par l’approche imminente de la fin du monde, et qui se décerna à lui-même le nom de pneumatiques ou spirituels, tandis qu’il réservait à la-majorité de l’église le nom dédaigneux de psychiques ou sensuels[2]. Les nouveaux prophètes n’aspiraient pas à changer positivement la doctrine traditionnelle de l’église, mais ils prêchaient la nécessité d’un ascétisme très rigoureux. Ils prescrivaient des assemblées religieuses plus fréquentes, de nouveaux jeûnes, des xêrophagies ou jeûnes durant toute la semaine, à l’exception du samedi et du dimanche, et pendant lesquels on devait s’abstenir de tout aliment qui ne fût pas sec. Ils réprouvaient les secondes noces comme un adultère déguisé, attribuaient un mérite extraordinaire à la virginité et au martyre, faisaient un devoir de rechercher plutôt que d’éviter la persécution, abhorraient enfin tout ce qui rappelait le monde et ses joies, l’art, la parure,

  1. De Anima, 9.
  2. La ψυΧή chez les Grecs désignait l’âme sensuelle ou animale, distincte du νοΰς ou πνέμα, l’âme rationnelle et morale.