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surtout pas encore aussi blâmé qu’il le fut plus tard, après la constitution définitive de l’orthodoxie catholique. En Afrique surtout, on lui pardonna d’autant plus aisément son montanisme que cette province fut, jusqu’aux invasions, fort disposée à regimber contre les décisions de l’autorité ultra-marine (c’est ainsi qu’elle désignait l’autorité du siège romain) ; mais ce qui explique surtout le grand ascendant de Tertullien, c’est qu’il fut le premier, et en Occident longtemps le seul, qui eût élaboré pour l’enseignement chrétien traditionnel un système compacte, logiquement disposé, assez profond pour attirer tous ceux qui aimaient à raisonner leurs croyances, assez populaire pour n’effrayer aucune intelligence. En d’autres termes, ce fut lui qui donna à l’Occident sa première grande théologie.

C’est ici l’un des exemples frappans de la facilité avec laquelle l’orthodoxie d’un temps donné croit se retrouver dans celle d’une époque antérieure. Tertullien, par la puissance de sa pensée théologique, est sans doute l’un des fondateurs de l’orthodoxie chrétienne, et pourtant son système n’est orthodoxe à aucun de nos points de vue modernes. Sa théologie est dans le grand courant qui mène de l’indécision dogmatique des premiers temps de l’église à la constitution officielle et détaillée du dogme chrétien tel qu’il fut défini par les grands conciles du IVe au VIIe siècle. Elle contribua même très fortement à lui imprimer la direction qui demeura prépondérante ; cependant elle est remplie d’assertions émises en toute sécurité, et qui plus tard eussent fait de celui qui les exprime un affreux hérétique. On voit clairement, en lisant Tertullien, que le dogme de l’église est encore dans son devenir, comme on dit aujourd’hui ; mais ajoutons, en continuant d’user du même vocabulaire, que Tertullien marque un des momens les plus saillans de ce développement séculaire dont le dogme catholique fut l’épanouissement.

Et d’abord quels furent les principes dirigeais de sa théologie ? Tout ennemi qu’il fût des philosophes, Tertullien fit comme tous les penseurs : il philosopha, c’est-à-dire que, non content de saisir les choses telles qu’elles se présentent à la surface et en masse confuse, il voulut en chercher l’essence, la loi et l’unité. À son horreur pour les subtilités métaphysiques correspondait en lui un goût prononcé pour ce qui est simple, primitif, sorti tout frais éclos, si l’on peut ainsi dire, du sein de la nature ou des mains de Dieu. « Tout ce qui naît est de Dieu ; tout ce qui est fabriqué ou artificiel (quod fingitur) est du diable. » — « La nature est notre première école à tous : ce qui est contre nature est monstrueux. » Ce goût du primitif et du simple se retrouve partout dans ses écrits et sur tous les sujets, aussi bien dans les livres qu’il oppose aux spéculations bizarres