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langue serviront toujours à parler et à célébrer les louanges de Dieu ; les dents couronneront le rire éternel ; les organes de la digestion et de la génération ne seront plus à charge : déjà sur la terre les ascètes ont réussi à se délivrer presque entièrement de ce joug. Les damnés brûleront éternellement sans être jamais consumés, car il sait que le feu qui les tourmentera est doué de la merveilleuse propriété de rétablir ce qu’il dévore. Les volcans ne nous montrent-ils pas que cela n’a rien que de très possible ? Montes uruntur et durant ; quid nocentes et Dei hostes ! Joies et peines corporelles, Tertullien n’admet pas qu’il puisse y en avoir d’autres. La négation de la résurrection de la chair est à ses yeux la plus pernicieuse des hérésies. « Sans elle, dit-il, toute rémunération future s’évapore dans des notions vagues qui ôtent à la religion toute, sa vertu sur nos cœurs. » Qu’on ne vienne pas lui parler des misères nécessairement inhérentes à notre nature charnelle : cette guenille-là lui est chère.

Comment donc se fait-il qu’un théologien aussi effrayé de tout ce qui peut s’appeler individualisme et spiritualisme, qu’un catholique aussi soumis à l’autorité de la tradition ecclésiastique de son temps ait fini par tomber dans l’hérésie et soit mort brouillé avec l’église ? C’est là un problème dont la difficulté a souvent désespéré les commentateurs de Tertullien. On sait, et d’ailleurs ses écrits en font foi, qu’il se déclara ouvertement montaniste malgré la réprobation croissante dont l’hérésie phrygienne était l’objet de la part du corps épiscopal, et en particulier de ces grandes églises apostoliques dont il opposait si volontiers aux autres sectes la doctrine concordante et continue. Nous reviendrons plus en détail sur cet étrange mouvement religieux, qui faillit emporter toute l’église du IIe siècle dans la voie d’une réaction à outrance : pour le moment, qu’il nous suffise de dire en deux mots qu’il fut essentiellement une tentative désespérée de restaurer et même de renforcer l’ancienne discipline chrétienne en vue de la fin prochaine du monde. Ce fut un long revival de saints des derniers jours. L’adhésion de Tertullien au montanisme fut d’autant plus grave qu’elle valut à ce mouvement, plus remarquable jusqu’alors par la ferveur que par la valeur individuelle de ses partisans, un représentant éminent et un défenseur d’une rare puissance. Jérôme prétend que ce fut pendant son séjour à Rome, et lorsqu’il était déjà presbytre de l’église, c’est-à-dire revêtu des fonctions du saint ministère, que les mauvais procédés du clergé romain le poussèrent dans le schisme ; mais Jérôme avait ses raisons à lui pour insinuer l’idée que le clergé de Rome s’était montré plus d’une fois jaloux, persécuteur même, des hommes doués d’un talent supérieur, et avec Neander nous croyons plutôt que le