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tout le reste de l’année, il se laissait mener et malmener ; mais le jour des élections il savait qu’il était le maître, et se plaisait à le montrer. On ne parvenait pas à le gagner, si l’on ne flattait tous ses caprices. Cicéron s’est souvent moqué de ces malheureux et obligeans candidats (natio officiosissima candidatorum) qui vont le matin frapper à toutes les portes, qui passent leur temps en visites et en complimens, qui se font un devoir d’accompagner tous les généraux quand ils rentrent dans Rome ou qu’ils en sortent, qui forment le cortège de tous les orateurs influens, et qui sont forcés d’avoir des égards et des respects infinis pour tout le monde. Parmi les gens du peuple, desquels en définitive dépendait l’élection, les plus honnêtes voulaient être flattés, les autres exigeaient qu’on les achetât. Caton n’était pas homme à faire plus l’un que l’autre. Il ne voulait ni flatter ni mentir ; encore moins consentait-il à payer. Quand on le pressait d’offrir ces repas et ces présens que depuis longtemps les candidats n’osaient plus refuser, il répondait brusquement : « Est-ce un trafic de plaisir que vous faites avec une jeunesse débauchée, ou le gouvernement du monde que vous demandez au peuple romain ? » Et il ne cessait de répéter cette maxime « qu’il ne faut solliciter que par son mérite. » Dure parole ! disait Cicéron, et qu’on n’était pas accoutumé à entendre dans un temps où toutes les dignités étaient à vendre. Elle déplut au peuple, qui profitait de cette vénalité, et Caton, qui s’obstinait à ne solliciter que par son mérite, fut presque toujours vaincu par ceux qui sollicitaient avec leur argent.

Les caractères de ce genre, honnêtes et absolus, se rencontrent, à des degrés différens, dans la vie privée comme dans la vie publique. À ce titre, ils sont du domaine de la comédie aussi bien que de l’histoire. Si je ne craignais de manquer à la gravité du personnage que j’étudie, je dirais que cette fière réponse que je viens de citer me fait involontairement songer à l’une des plus belles créations de notre théâtre. C’est un Caton aussi que Molière a voulu peindre dans le Misanthrope. À la vérité, il s’agit seulement de la fortune d’un particulier et non pas du gouvernement du monde, et il n’est plus question que d’un procès civil ; mais à ce propos le Caton de la comédie par le tout à fait comme l’autre. Il ne veut pas non plus se plier aux usages qu’il n’approuve pas. Même au risque de perdre son procès, il ne visitera pas ses juges, et quand on lui dit :

Et qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?

il répond aussi fièrement que Caton :

Qui je veux ? La raison, mon bon droit, l’équité.