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ESSAIS ET NOTICES

LA PSYCHOLOGIE DEPUIS JOUFFROY. — M. A. GARNIER


Lorsque M. Jouffroy, en 1826, esquissait avec tant de précision et de vigueur l’idée, la méthode, le critérium, l’importance de la science psychologique, il semblait qu’une nouvelle école allait naître, qui continuerait en l’agrandissant l’œuvre de l’école écossaise, et poursuivrait dans toutes les directions la philosophie de l’esprit humain. Il n’en a pas été tout à fait ainsi, et l’on peut dire aujourd’hui que dans cette école longtemps appelée l’école psychologique, c’est précisément la psychologie qui a été le moins cultivée. Sans doute on a enseigné et on n’a jamais cessé de penser que tous les principes de la métaphysique et des autres sciences philosophiques doivent être cherchés dans la science de l’esprit humain : on a insisté avec beaucoup de force et de solidité sur quelques grandes idées psychologiques ; mais quant à cette science expérimentale, analytique, plus ou moins semblable aux sciences physiques et naturelles, dont les Écossais, après Locke, avaient donné le modèle, dont M. Jouffroy avait exposé la théorie, elle fut à peu près abandonnée. L’impatience de l’esprit français était rebelle à une tâche qui demandait une application lente, laborieuse, un peu aride, et dont les résultats étaient très incertains. On se remit à la métaphysique, que M. Jouffroy voulait ajourner ; on cultiva la morale, surtout la morale pratique dans ses rapports avec le droit social ; enfin on se consacra presque exclusivement à l’histoire de la philosophie.

Parmi les disciples de M. Jouffroy, un cependant, un seul embrassa et poursuivit l’œuvre commencée par le maître avec une fermeté, une ténacité, un sang-froid et une honnêteté scientifiques dignes d’inspirer de l’émulation à tous ceux qui aiment la vérité pour elle-même : c’était M. Adolphe Garnier, qui, après avoir été élève de Jouffroy au collège Bourbon, devint plus tard son successeur dans la chaire de la faculté des lettres de Paris. M. Garnier n’a jamais perdu de vue un seul instant l’objet, auquel il s’est consacré, et nulle tentation ne l’a pu détourner de ce travail bien déterminé. Tandis que nos plus grands maîtres en philosophie se sont laissé plus ou moins entraîner hors de leur voie par la littérature, les beaux-arts, l’histoire, la politique, M. Garnier a pensé qu’un seul but suffit à une seule vie, et par la patience, par une attention continue, par le sentiment du devoir, il a fait une œuvre, ce que de bien plus éclatans génies ne laisseront peut-être pas après eux : le Traité des Facultés de l’âme est le meilleur monument de la science psychologique de notre temps[1]. C’est l’étude la plus complète qu’on puisse présenter à ceux qui veulent se rendre compte des opérations de l’âme ; c’est celle que recommandent par-dessus

  1. Une édition nouvelle du Traité des facultés de l’âme paraîtra prochainement. Ces pages, consacrées à l’étude d’un philosophe distingué qui a été collaborateur de cette Revue et dont la science déplore la perte récente, sont destinées à lui servir d’introduction.